
Fleurs d'ombre
Préface : Meizoz Jérôme
Traduction : Viredaz Christian
Chacun des protagonistes des vingt et un brefs récits de Fleurs d’ombre noue une relation avec l’éphémère, l’invisible, l’apparence…
Et de la banalité du quotidien, la prose poétique d’Alberto Nessi fait autant d’épures très précises, miracles d’équilibre entre le clair et l’obscur.
« Depuis qu’elle était revenue, elle regardait les fleurs d’ombre. Elles se projetaient sur la paroi de son studio de banlieue, après l’école. La lumière passait à travers le rhododendron, le ficus, le clivia posés devant la fenêtre et dessinait leur ombre sur le crépi. Des fantômes, au lieu des faits du jour. »
Ainsi s’ouvre « Fleurs d’ombre », le dernier des courts récits de ce recueil empreint de la précise délicatesse d’Alberto Nessi. Confidences ou dialogues intérieurs, mélancolie ou traces de bonheur, autant d’instants que l’auteur suspend devant nous pour mieux en révéler la profondeur.
Publié en 1997 en italien aux Éditions Casagrande, puis en 2001 aux Éditions de La Dogana, dans une traduction française de Christian Viredaz, Fleurs d’ombre a été couronné la même année par le Prix Lipp. La présente édition reprend la traduction de Christian Viredaz, révisée par ses soins, et elle est accompagnée d’une préface inédite de Jérôme Meizoz, écrivain et professeur à l’université de Lausanne.
Auteur : Alberto Nessi
Titre original : Fiori d’ombra
Catégorie : littérature italophone
Date de publication : 17 novembre 2023
Longueur : 144 pages
ISBN 9782940749317
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749324
Epub : ISBN 9782940749331
Le Monde, Les yeux dans les poches – François Angelier, 19 novembre 2023
Le monde des vingt et une nouvelle du recueil est celui du petit peuple tessinois pendant la Guerre froide. Le ton de Nessi fait merveille par sa façon de perturber en permanence cette « Suisse de calendrier » pour nous faire percevoir le malaise et les tensions de ce pays qui ne perçut que « l’écho du désastre » de la Seconde Guerre Mondiale et en nourrit un étrange malaise.
Marie Claire Suisse – janvier 2024
Fleurs d’ombre est une suite de brefs récits qui, comme des aquarelles, saisissent l’impression des instants. Fugaces mais profonds, éclairés tantôt d’un rayon vif, tantôt d’une lueur remontant doucement à la surface, ils mêlent poésie et humour à un désenchantement diffus qui rend ces bribes de vie familières et amicales.
Et puis elle retombait dans le présent. Le dimanche, dans son abri antiatomique — comme elle appelait son appartement —, elle était saisie par le mal des cloches.
Quel saint fête-t-on aujourd’hui ? Des sons de papier mâché s’envolaient d’un disque de l’autre côté de la frontière, du village aux papèteries, où avait vécu la femme qui la fixait désormais de son cadre posé contre les livres, sur un rayon de l’étagère : sa grand-mère paternelle, qu’elle n’avait jamais connue, qui reposait sur la colline. Avait-elle été heureuse ? Avec cet homme aux moustaches de fer qui gardait sa fiasque de vin dans un coin de la cheminée ?
Elle la flairait, sur la photo couleur sépia, comme une fleur d’ombre. La grand-mère est une statue entourée de son mari et de ses enfants. Les pieds bien plantés au sol, le visage de celle qui sait tout et qui supporte tout, un regard de fillette sous les ondulations de ses cheveux gris. Elle porte les boucles et la broche du jour de son mariage, un long manteau sombre recouvre la chaise où elle est assise. Lèvres fines, derrière lesquelles on devine la gencive édentée. Les mains, grosses, doivent avoir battu des tonnes de linge sur la pierre de la fontaine.
Elle l’interrogeait et elle essayait de comprendre ce qu’elle avait hérité de cette femme, la mère de son père. Elle l’associait au mûrier, au bord de la rigole de la maison de son enfance : aux branches de ce mûrier, elle aussi était allée cueillir les mûres qui tachent les mains de sang.
Mais c’est quelle fête, aujourd’hui ? La Saint-Joseph, avec les enfants éparpillés dans la forêt qui volent des branches de robinier pour le feu de joie ? Ou sainte Apollonie, qui brandit les tenailles de son martyre comme si c’était des bâtons de barbe à papa à la kermesse de février ? Ou bien saint Roch, et sur le tard les paroissiens échauffés par le vin d’août sur le pré de la fête montrent du doigt la belle et son décolleté sous les ampoules colorées ?
Un soir que rien ne sortait de la lanterne magique de sa cuisine, la suppléante était allée se promener près du terrain de sport. C’était en avril. Elle était montée jusqu’au tertre où, peu auparavant, se dressait encore une ferme du dix-huitième siècle. Plus qu’un tas de gravats. Pour pouvoir l’abattre sans trop d’histoires, l’entrepreneur — de ceux qui avaient une salle de bains rose avec des robinets en or — avait envoyé un de ses ouvriers faire des trous dans le toit, de sorte que tout le monde comprendrait que ce n’était plus qu’une ruine. Mot d’ordre : tout niveler et construire des villas clés en main. Au diable les vieux murs et les galeries. Au diable l’hirondelle, l’oléandre, la corniche. Frontons cossus et gazon frais tondu.
Et puis, sur le coteau, elle avait vu des soldats romains, des femmes pieuses, des centurions et la Vierge qui déambulaient autour d’une estrade. Un spot éclairait Judas et sa perruque rousse et Jésus piquait un petit sprint jusqu’à la salle de gymnastique où il avait oublié son briquet. Ponce Pilate se démenait comme un beau diable. Les acteurs, muets : rien que des gestes, tandis qu’une voix, par le haut-parleur, leur criait des mots incompréhensibles.
(…)
(in : « Fleurs d’ombre »)