
Hermine Blanche et autres nouvelles
Préface : Farron Ivan
Cet ensemble de textes, nouvelles brèves, discours ou monologues, mêle humour noir et ironie avec intelligence et créativité et confirme la singularité de l’écriture et la vision onirique de Noëlle Revaz, auteure du très remarqué Rapport aux bêtes (Gallimard, 2002).
Un chauffeur de bus à la recherche d’une solution radicale pour se débarrasser d’un passager qui le gêne, des enfants livrés à eux-mêmes dans un orphelinat, des amoureux transis, une femme-objet, un petit garçon dont toutes les sœurs s’appellent Marie, ou encore une fillette qui laisse s’échapper son esprit-hermine blanche… En vingt-neuf nouvelles et autant d’atmosphères et de personnages, Noëlle Revaz décortique les moments charnières de l’existence, que son œil ironique transforme avec humour en contes délicatement acérés.
Publiés dans la collection « Blanche » de Gallimard en 2017, ces textes au ton extrêmement varié démontrent toute la singularité de l’écriture et de la vision de leur auteure. Ils sont introduits ici par une préface inédite de l’écrivain Ivan Farron.
Auteure : Noëlle Revaz
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 266 mai 2023
Longueur : 240 pages
ISBN 9782940733965
Extrait de « Dans la ville »
On l’avait vue sur les escaliers. Sa silhouette avait bougé et on avait vu qu’elle se tenait debout sur les escaliers. Elle portait quelque chose de sombre. En tous les cas on l’avait mal distinguée. Mais elle avait remué et on avait vu qu’elle portait à son bras un sac. Son bras s’était levé et elle avait passé sa main sur sa bouche. Ou sur sa joue, personne n’avait regardé. À ce point on l’aurait perdue de vue et elle se serait fondue dans la foule du marché. On l’avait revue dans la rue. On ne pouvait dire la rue. Elle était dans une rue. Son teint était pâle, cerné. Ses gestes étaient imprécis et il était clair qu’il s’agissait de gestes pour donner le change. Des gestes pour dire tout va bien ; je vaque à mes commissions. Des gestes comme si elle marchait n’importe quel jour dans la ville. Pour n’importe quelle raison. Elle était sur la place. Elle était assise sur une chaise quand les terrasses étaient ouvertes et quand il n’y avait pas de pluie. Elle avançait le long des murs. Elle était vue dans les files aux caisses des supermarchés. Elle attendait aux feux rouges. Elle traversait aux feux verts. Elle faisait un signe aux voitures qui la laissaient traverser. Son sac recelait des boîtes. Boîtes en carton, boîtes en fer. Des bouteilles en verre ou en PET. Des feuilles vertes ou des panaches de poireaux pouvaient chapeauter son sac. On avait vu comment bras chargés elle n’avait pu prendre son mouchoir et comment elle avait reniflé toute la rue jusqu’à sa maison. On avait aussi dû remarquer que son reniflement était faible, à cause du chemin brillant entre sa bouche et son nez. On l’avait revue sur les escaliers. Elle était debout et elle tournait fréquemment la tête. Elle regardait sur la droite, elle regardait sur la gauche. Elle avait regardé quatorze fois derrière elle, comme si quelqu’un devait arriver. Elle avait rajusté son blouson. Elle avait peut-être encore levé la main pour arranger ses cheveux avant de descendre au marché. Mais on ne pouvait pas le dire. Personne n’avait regardé et on avait mal distingué. Elle marchait parmi les étals en faisant semblant de s’intéresser. On l’avait entendue s’enquérir du prix de certains produits frais. On l’avait vue se pencher et toucher du doigt un légume. Les sourcils du maraîcher avaient semblé se plisser et le légume avait été acheté. On avait vu le légume pourrir au bas de son frigo, jour par jour, se racornir, brunir, puer, et on l’avait vu disparaître dans les mâchoires du camion des poubelles, emballé dans un sac à ordures. La ville avait été rouge dans le feu du couchant. On l’avait vue sur d’autres escaliers. Elle avait été dans des bars. Elle avait parlé à des gens connus ou non dans cette ville. On l’avait vue à la piscine. Elle avait pris le soleil puis son corps avait été jusqu’aux aisselles immergé. Elle n’avait sûrement pas nagé. En tous les cas, au dire du maître-nageur, il semblait que ses pieds étaient restés à plat sur le fond. Le maître-nageur maigrelet. Ses épaules n’avaient pas la carrure d’un maître-nageur. On avait vu ces épaules un soir devant un dos nu et un autre soir dans une chaise longue.
Un homme se mit à parler. Il avait été derrière une vitre. Il avait souhaité regarder le soleil levant. Il avait devant lui ces toits qu’on voit d’un septième étage. Il y avait à l’horizon une couronne de nuages. Il y avait une cheminée. Il n’y avait pas de chants d’oiseaux. Il avait vu depuis sa vitre l’intérieur d’un appartement. Son œil s’était promené et il était entré dans la vitre d’en face. La vitre d’en face était grise. Il y avait des traces de pluie, des traces de poussière et d’oiseaux. L’homme à travers les vitres l’avait vue. Elle se tenait sur un fauteuil. Non, on ne pouvait pas dire qu’elle était tout à fait assise. On aurait dû dire à genoux. Oui contre un dossier à genoux et on se tenait derrière elle. Il semblait que derrière elle on ne soit pas demeuré tout à fait calme et qu’il y ait eu des mouvements des bras et des mains. Mais à ce stade l’homme qui était derrière sa vitre avait cessé de voir le soleil et il avait baissé ses stores. Peut-être parce qu’il était l’heure d’accueillir la femme de ménage. Parce qu’il en avait peut-être assez. Peut-être parce que le soleil n’était plus levant mais bien installé, ou parce qu’il avait vu, avant que le store soit baissé, que certaines parties de sa peau sur son corps étaient découvertes. Avait-il regardé entre les lames du store, il ne pouvait le garantir, mais il pouvait encore raconter ce qui s’était un peu passé. Comment les mains disparaissaient et apparaissaient sur son jean. Comment sa bouche était ouverte. Comment on pouvait voir ses dents et comment sa langue un tout petit peu sortait de temps en temps sur ses lèvres. Comment elle fermait ses yeux. Oui l’homme surtout pouvait dire comment elle avait fermé les yeux. Pas comme on prie. Pas comme on dort, ni comme on s’effraie. Elle avait fermé les yeux comme on se tient sur un fauteuil à genoux la tête appuyée au dossier, la taille cambrée et les jambes un peu écartées. Les langues se délièrent et on dit que la première fois sur l’escalier avait bougé une silhouette à côté de sa silhouette, comme deux rats dans la nuit. Sauf que c’était le plein jour et sauf que le soleil brillait et que midi avait sonné inflexiblement à la cathédrale. On dit qu’on avait vu en plein jour à ses côtés une personne qui lui était apparue étrangement reliée. Que pourtant elle ne touchait pas. Qui évoluait pourtant à trente ou quarante centimètres d’elle. Dont pourtant on n’avait pu voir aucun geste de proximité. On dit aussi que cette personne était de race masculine, mais à ce stade les bouches ne voulurent plus parler et on ne la vit pas passer durant une certaine période dans la rue. On ne regardait pas si elle marchait. On ne voyait pas ce qu’elle faisait ni ce que ses sacs recelaient. Si son teint était pâle et défait ou ses yeux perdus dans leurs cernes. On ne faisait pas attention si elle guettait sur les escaliers. Si une silhouette bougeait ou non. Si un bras se levait. On la laissait un peu tranquille et il y avait quantité d’autres choses à voir et à regarder. Le trafic en train de couler. Les nuages en train de passer. Le maraîcher en train de démonter sa tente. Des légumes en train de joncher les pavés et la cathédrale en train de sonner toutes les heures.