
La Terre est l'oreille de l'ours. Une célébration du Vivant
Préface : Erard Geneviève
Carnet d’un « recours aux forêts », ce livre est une lente remontée vers l’origine. On y perçoit le miracle et la polyphonie du Vivant, on y comprend l’intime solidarité de l’homme avec la terre nourricière.
« D’après les Altaïens, l’ours n’a qu’à poser son oreille contre la terre pour tout apprendre, principalement l’hiver, quand il règne dans la taïga un silence glacé. « La terre est l’oreille de l’ours », disent les Uriangkhaï. »
Marqué par son premier contact, douze ans plutôt, avec la forêt subarctique, Jil Silberstein décide de se livrer aux mystères des futaies qui s’élancent plus près de chez lui, de poser son oreille contre cette terre, d’apprendre au contact de cet univers animal et végétal. Durant trois ans, il consigne dans ses carnets l’infinie richesse de la nature, approfondit son rapport au monde, se remémore d’autres expériences, au Canada, parmi les Indiens, et prend la mesure de la folie techniciste de notre civilisation. C’est l’émerveillement pourtant qui prédomine, devant le miracle et la polyphonie du Vivant.
Publiés en 2012 par les éditions Noir sur Blanc, La terre est l’oreille de l’ours. Une célébration du Vivant est accompagné dans cette nouvelle édition d’une préface inédite de Geneviève Erard, professeure au Lycée-collège de l’Abbaye de St-Maurice et modératrice culturelle.
Auteur : Jil Silberstein
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 15 septembre 2023
Longueur : 456 pages
ISBN 9782940749140
L’orée du bois, en contre-haut de notre ferme. Épais tapis de feuilles sèches, brunâtres, racornies, larguées par hêtres ou frênes à l’approche de l’hiver. À ce legs se mêlent aiguilles et cônes d’épicéas, mais aussi branches et brindilles… vestiges d’une luxuriance passée craquetant — crépitant — sous mes pas.
Ici et là, dans cette couverture végétale qu’un éphémère coup de vent chahute, fait frissonner, la terre se soulève en mottes minuscules. L’herbe nouvelle y force son passage.
En quête d’aliments, un bourdon zigzague, qui donne l’impression de tituber.
L’orée, donc, séparant la prairie d’avec le bois. Un rideau de feuillus, pour l’heure imberbes, y compose une frontière poreuse au-delà de laquelle s’enfonce un sentier qu’assombrit vite l’épaisse toison des résineux. Magie du lieu et de l’instant. Ici commence le Royaume — imposante entité de laquelle émane force, mystère et silence peuplé.
Céder à son attrait ? M’y engager ? Intimidé, j’incline plutôt à suspendre un instant mon avance, en sorte de mieux pouvoir saluer la forêt. De l’honorer. Ce matin, en effet, plus question de « balade », mais bel et bien d’un rendez-vous susceptible d’engager des années de ma vie.
Là où débute le sentier se dresse une ancienne borne de granit — trapue, capitonnée de mousse. Somptueux fourreau de couleur vert acide. Je m’y assois.
Dans mon dos : des rumeurs assourdies qu’engendrent les humains. Devant : le bruissement de la forêt — mi-voluptueux, mi-inquiétant. Mille pépiements d’oiseaux qu’amplifie la densité du sous-bois. Depuis cette ligne de partage entre deux ordres antagonistes, assis et recueilli, je puis aussi entendre le tabac grésiller dans ma pipe.
Tabac. Les stations que pratiquent en forêt, au fil de leur avance le long des rivières et des chemins de portages ancestraux, les Innus du Québec-Labrador. Pour ces Indiens du Subarctique, fumer en attendant que l’eau du thé frissonne au-dessus d’un feu improvisé, c’est bien sûr reprendre souffle. C’est se donner du bon temps. C’est aussi couper court à toute précipitation, qu’on sait préjudiciable. C’est s’inscrire un peu plus dans l’environnement. Mais pas seulement ! Car tirer sur une cigarette (celle-ci ayant, depuis des lustres, supplanté l’usage de la pipe), c’est encore — et surtout — honorer l’esprit de la rivière qu’on emprunte. De tel lieu qu’on traverse.
L’importance du tabac pour ces Amérindiens (comme pour bien d’autres Premières Nations). Ainsi, tandis que nous relevions ses pièges et collets autour du lac Tewigan : le vieux Philippe Piétacho déposant une pincée de « petit gris » au creux d’un rocher vénéré. Ainsi, à Sheshatshit, Simon Michel, autre Ancien expert en rituels, décrivant la manière dont le chasseur innu honore l’ours tué (jamais désigné par ce nom, mais par celui, plus respectueux, de Nemushum – Grand-père), logeant dans ses narines un peu de son tabac.
Pour ces Aînés comme pour les autres Innus de plus de quarante ans qui m’ont — entre 1992 et 1996 — offert leur confiance au point de m’accueillir sur leurs territoires de chasse, la forêt continue de représenter autre chose qu’une vague entité saturée d’arbres et d’animaux. Si elle peut revêtir l’aspect d’un gigantesque vivier ayant permis à leurs ancêtres de se maintenir en vie, elle n’est pourtant rien moins que passive. Il s’agit d’un royaume régi par divers Esprits-maîtres (ainsi le Maître des caribous) qu’il convient de traiter avec égards. De gagner à sa cause au moyen de prières, d’interdits, de stricts rituels… bref, d’un comportement irréprochable. D’où négociations. Suppliques. Pas un arbre qu’on ne coupe sans préalable explication. Pas une bête qu’on ne tue sans l’honorer. Pas une rivière qu’on n’emprunte sans la remercier. À ce prix seulement, les hommes peuvent espérer survivre.
Que le chasseur, par distraction ou forfanterie, s’avise de commettre un impair, un acte ressemblant à de l’irrespect, les animaux pourraient ne plus jamais s’offrir à lui. Or, dans le Subarctique où les rigueurs extrêmes sont somme toute monnaie courante et où, vu le climat, toute forme d’agriculture se trouve exclue, des caribous, des orignaux, des castors ou des lièvres qui se refusent ressuscitent instantanément le spectre de la famine. De la mort.
Là-bas, il est peu de familles qui ne conservent la mémoire de tragédies engendrées par une drastique raréfaction du gibier. Par une modification d’itinéraire que suit annuellement la harde de caribous quittant ou regagnant la rivière George, sur la baie d’Ungava.