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Quand les nuages poursuivent les corneilles

Matthias Zschokke

Préface : Rüf Isabelle

Traduction : Rüf Isabelle

Matthias Zschokke ne donne jamais à ses héros des facultés hors norme qui attireraient un regard admiratif ou envieux. Au contraire : il les place au niveau du lecteur et se met lui-même à côté d’eux, il les observe dans leur vie quotidienne, avec le plus grand étonnement.

 

Dans Quand les nuages poursuivent les corneilles, le romancier démontre avec brio que l’humour peut être un excellent remède à la bêtise.

Roman voudrait être heureux et avoir du succès. Il se contenterait de respirer l’odeur du tilleul, de suivre la course des nuages, de partager avec sa bien-aimée les minuscules événements qui ponctuent son existence dans la grande ville du nord, Berlin. Mais la réalité se rappelle sans cesse à lui. Comment satisfaire aux exigences de ses proches qui lui demandent de mettre fin à leurs jours ? Comment pallier les soucis financiers ? Et comment intéresser les milieux artistiques à ses projets de théâtre ou de cinéma ? Roman ne manque pas d’idées – utopiques, baroques, poétiques – que la vie s’empresse de pulvériser. Avec humour et affection, Matthias Zschokke regarde son héros se débattre dans la banalité d’un quotidien où l’étrangeté se tient toujours tapie, prête à surgir. Roman est un cousin germain de Plume de Henri Michaux.

Isabelle Rüf

 

Quand les nuages poursuivent les corneilles a été publié pour la première fois en français en 2018 par les Éditions Zoé dans une traduction signée de la journaliste Isabelle Rüf. Cette nouvelle édition reprend la traduction originale ; elle est accompagnée d’une préface inédite de la traductrice.

Auteur : Matthias Zschokke

Titre original : Die Wolken waren gross und weiss und zogen da oben hin
Catégorie : littérature germanophone
Date de publication : 26 mai 2023
Longueur : 168 pages

ISBN 9782940733972

Hier, alors que la terre était encore fraîche et humide, vivait à Berlin un homme qui s’appelait Roman — il espérait, avec ce nom, avoir du succès et atteindre le bonheur.

 

Sa très vieille mère habitait à mille kilomètres au sud-ouest et l’appelait plusieurs fois par semaine, presque toujours le week-end, pour lui demander quand il allait enfin passer chez elle pour en finir ; elle n’aimait plus vivre. Il riait à chaque fois, pouffait de rire, un son distinct, et disait que ça n’était pas aussi simple qu’elle l’imaginait.

 

Il avait encore un vieux téléphone couleur coquille d’œuf, avec un cadran et un récepteur qui avait l’air d’un os, relié à l’appareil par un câble à spirales. Sur le couvercle du micro, des restes de nourriture desséchés étaient collés, ils giclaient d’entre ses dents chaque fois qu’il pouffait. Il lui était désagréable de pouffer ainsi distinctement si bien que ça lui portait sur la voix à chaque fois et qu’ensuite, il lui fallait souvent s’éclaircir la gorge pendant des heures avant de sortir une phrase. Il avait lu quelque part que s’éclaircir la gorge ne servait à rien, qu’il fallait tousser vigoureusement pour libérer une gorge enrouée. Mais au téléphone, il ne se risquait pas à tousser car ç’aurait résonné comme une petite explosion à l’oreille de son interlocuteur.

 

Il avait pris l’habitude de pouffer ainsi après que deux de ses connaissances eurent compris de travers une de ses remarques — qu’il avait faite au téléphone et qui, sans son expression souriante et ironique, semblait pouvoir être perçue comme vexante — si bien qu’elles avaient rompu avec lui. Tout comme il avait dit une fois à sa mère que pour le moment, ça n’allait pas — le pistolet auquel il voulait avoir recours à cette fin était malheureusement rouillé, il lui fallait d’abord le nettoyer —, ce qui troubla l’atmosphère entre eux. Épuisé, il avait pourtant esquissé un sourire et pensait avoir fait une fine plaisanterie, mais bien sûr, sa mère, elle non plus, ne put percevoir le sourire muet à travers la ligne, et n’entendit que la phrase, qui lui parut cassante et lui cloua le bec. À la suite de ça, elle n’appela pas pendant plusieurs jours et ne parla plus de devoir venir la tuer. Le calme qui s’ensuivit, il le ressentit comme un bienfait. Parfois sa bien-aimée froissait un sachet en cellophane — il vivait avec une femme en compagnie de laquelle il se sentait bien — ou feuilletait un magazine ou un livre, et il pensait, quelle divine tranquillité, et il la regardait froisser et feuilleter avec bonheur.

 

En dehors de sa mère, Roman avait un ami à qui le goût à la vie avait également passé et qui, au terme de leurs conversations téléphoniques occasionnelles — ils habitaient à cinq cents kilomètres l’un de l’autre — répétait à chaque fois qu’il serait profondément déçu si Roman, après avoir abattu sa mère, ne faisait pas halte chez lui sur le chemin du retour à Berlin pour l’abattre lui aussi.

 

Et puis il y eut également une femelle d’opossum qui, en ce temps-là, hier donc, était détenue dans un parc zoologique de Basse-Autriche et qui — bien qu’encore peu chargée d’années — donna soudain l’impression de se sentir diminuée par l’âge et de languir elle aussi après la mort. On connaissait son visage dans le monde entier car elle louchait fortement, ce qui arrive rarement chez les opossums, c’est pourquoi on l’avait photographiée et son portrait avait été reproduit dans de nombreux quotidiens, même sérieux, à la page des faits divers, elle avait suscité de la gaîté à l’échelle internationale.

 

Elle s’appelait Traudel.

 

Peu après avoir atteint le sommet de sa célébrité d’opossum loucheur, elle fut saisie par la susdite fatigue de vivre. Elle se coucha sur le ventre, engloutissant sans plaisir ce qu’on lui posait devant le museau, devint de plus en plus grosse et ne bougea plus d’un pouce. La direction du parc acquit un jeune et joli mâle dans l’espoir de réveiller sa joie de vivre. Mais Traudel feulait contre le jeune et joli mâle dès qu’il s’approchait d’elle : elle restait couchée sur son gros ventre et feulait. Le jeune et joli mâle ne se laissa pas démonter. Il s’approchait sans cesse avec prudence de Traudel la loucheuse avec une intention érotique. Mais elle était définitivement lasse de la vie et ne voulait plus rien savoir de l’amour et du sexe.

 

L’ami de Roman s’était pris d’amitié pour Traudel, à distance. Dans des mails quotidiens, il rapportait à Roman les dernières nouvelles de la cage aux opossums, dans laquelle, entre-temps, on avait installé une caméra qui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, montrait au monde entier sur Internet ce qui se passait là-bas. À la fin de chaque mail, il écrivait sans autre qu’il souhaitait plus d’abuseurs d’enfants dans les rues, puis concluait avec la phrase : Traudel a raison.

 

 

Auteur.e

Matthias Zschokke est un romancier suisse de langue allemande, dramaturge et cinéaste, dont l’œuvre a été récompensée à de nombreuses reprises en Suisse, en France et en Allemagne.

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