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La confession du pasteur Burg

Jacques Chessex

La confession du pasteur Burg raconte les amours tragiques d’un pasteur calviniste et d’une jeune fille mineure. Sorte d’esquisse à L’ogre – qui vaudra à Jacques Chessex le Prix Goncourt en 1973 –, ce texte jugé sulfureux et choquant lors de sa parution en 1967, est devenu aujourd’hui un classique de la littérature suisse romande, maintes fois adapté à la scène comme à l’écran.

La confession du pasteur Burg est un récit de neige et de feu. Car la faute obsède, au pays de Calvin. Le sentiment de culpabilité taraude les âmes et les cœurs. Il est le plus souvent lié à la chair, objet d’angoisse et de fascination : Geneviève. La vocation métaphysique, d’autre part, ou sa plus naturelle intuition, rend plus aigu, plus érodant, l’effet de l’introspection. Jean Burg se manifestera-t-il en vengeur ?

 

Mais Geneviève révèle et change : elle est, au sens propre, celle qui annonce, l’évangéliste s’incarnant enfin au regard du juge médusé. La médiation de Geneviève gomme toute faute, le péché cède, s’efface, disparaît. Et c’est précisément à cet instant que le récit se crispe, que le drame se mue en tragédie et bascule dans l’immolation.

 

Jacques Chessex

 

 

La présente édition est augmentée d’une préface de Stéphane Pétermann, chargé de recherche au Centre des littératures en Suisse romande de l’université de Lausanne (CLSR).

 

Auteur : Jacques Chessex
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 22 septembre 2022
Longueur : 84 pages
ISBN: 9782940733255

Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940733262

Epub: ISBN 9782940733279

Je m’appelle Jean Burg, et j’ai trente-sept ans.

 

Je suis le fils unique de gens modestes qui m’ont voué une tendresse et une sollicitude extraordinaires. Mon père était un petit fonctionnaire du Département de l’Intérieur, ma mère tenait son ménage. Enfant chétif et délicat, il n’est pas exagéré de dire que je fus l’objet de toutes les préoccupations de mes parents. Ils me couvaient. Je ne fréquentais guère les enfants de mon âge. En classe même, la précocité de mon intelligence m’avait très tôt séparé d’eux, comme mon extrême fragilité m’interdisait de me livrer à leurs jeux. Je ne les méprisais pas, ne les enviais pas non plus. Je ne me sentais à l’aise que dans la société de mes parents, chez qui je retrouvais mes livres, mes cahiers, et cette tendresse inquiète dans laquelle je fuyais les bourrades de la camaraderie.

 

Par la suite, je n’eus point d’amis. Mes contemporains se destinaient bruyamment à la médecine, à l’armée, au barreau, ils se retrouvaient dans des sociétés d’étudiants dont les ribotes me soulevaient le cœur. Je vivais à distance. Mais surtout, dès l’adolescence, une vocation irrépressible m’avait saisi : au catéchisme, j’avais été frappé par la force et par l’austérité de notre foi. J’eus bientôt lu Calvin, les Livres Saints, et je fus ébloui par la rigueur de leur message. J’étais donc protestant, profondément, et violemment. En même temps, les désordres du monde me furent révélés, et je m’étonnai qu’aucune voix ne fût assez puissante pour les réduire. Emporté par mes lectures et par le spectacle de mes semblables, habité par une foi qui ne me laissait pas de repos, à quelque temps de là, en une matinée, comme on cède à sa vraie nature, je décidai d’être pasteur. Ma mère se jeta à genoux pour remercier le Ciel de la grâce qui venait de tomber sur notre petite famille.

 

En faculté j’avais été un étudiant brillant, doué d’une mémoire peu commune et d’une capacité de travail qui surprenaient mes professeurs. J’étais recommandé par eux au Conseil d’État : rien d’étonnant que l’on me confiât, après ma consécration, une paroisse réputée difficile, dans un endroit connu pour son avarice, sa dureté et sa fidélité à des habitudes de pensée plus proches de la Réforme qu’aucune autre région de notre pays. Excité par la méfiance que les paroissiens n’allaient pas manquer de me marquer, décidé à prouver au plus tôt mes capacités à ceux qui m’avaient attribué ce poste délicat, je me hâtai de prendre contact avec mon premier troupeau.

 

Ce furent des jours détestables dont je ne me souviens pas sans ressentir une honte et une colère aussi vives qu’en ces instants où je tentais, sans succès, de trouer le mur que l’on m’avait opposé dès mon arrivée. Si par la suite nos rapports se détendirent, si l’on me fit confiance, et jusqu’au point où je fus entraîné dans cette aventure, je puis dire que le temps fut long avant que s’effacent en moi la brûlure de l’échec de ces jours-là, et la colère qui me pressa les premiers mois que je passai là-bas.

 

On jugea mes sermons trop sévères. Ils déplurent. Sans doute avaient-ils gardé, de mes travaux de faculté, l’allure guindée et le ton cassant qui sont souvent le fait des théologiens protestants. Dressé à attaquer de front par la lecture de Calvin, j’avais choisi comme thème l’avarice, et je fouaillai la cupidité de ces paysans avec la dernière vigueur. J’en fis la cause d’inquiétudes infâmes et de fièvres inavouables. Entraîné au-delà de ma pensée par les effets de la rhétorique, je ne craignis pas d’associer le Ciel à mon courroux et je brandis la menace sur le bourg, sans me rendre compte du malaise que je provoquais ni de la sourde réprobation qui accueillit ces premiers prêches.

 

Ces excès seraient restés comiques si j’avais su m’en tenir là, et si, emporté par mon zèle, je n’avais pas dressé contre moi la totalité d’une paroisse qui ne tarda pas à secouer le joug que je prétendais lui imposer. Il faut dire qu’après l’avarice et le goût du gain, j’avais choisi de fustiger le mensonge et les menteurs, ce qui ne manqua pas de provoquer un lourd mécontentement chez ces montagnards constamment occupés à plaider ou à marchander leurs terres, leurs maisons et leurs bois, depuis qu’à la fin de la guerre, pressentant les possibilités touristiques de la région, les spéculateurs ont commencé à y acheter des lotissements pour les revendre à des sociétés hôtelières et à des clubs de skieurs.

 

Je gênai : on me détesta. Je dois dire encore que j’avais succédé à un vieux pasteur ramolli, et qui depuis dix ans, n’aspirait plus qu’à une tranquille retraite dans son chalet.

 

Le vieux benêt n’avait guère habitué la paroisse à de telles semonces. Je payai durement le prix de sa complaisance et de ses sermons apaisants. On le regretta, on souhaita son retour à haute voix, on en vint même à le pousser à me faire la leçon. Il céda. Nous prîmes aussitôt rendez-vous. Ce fut une rencontre désagréable.

 

Inquiet de la lumière où le jetait cette démarche, affolé d’avoir été tiré de la quiétude de sa retraite, le vieillard vint me voir un après-midi pour m’exposer ce que ma conduite avait d’insolite et de proprement scandaleux. Il s’était assis en face de moi et m’observait d’un œil rond, apeuré, hésitant, ne sachant plus comment il allait me débiter les conseils qu’il avait dû retourner plusieurs jours dans sa tête. Je me taisais, je le regardais, j’avais décidé de ne pas lui tendre la perche, fâché, honteux pour lui et pour notre commune condition de pasteur, de l’angoisse où se débattait le pauvre homme. Il se décida enfin et s’enhardit en parlant d’une voix précipitée, comme si l’étonnement où le plongeait sa soudaine audace lui dictait de se débarrasser au plus vite de sa mission, sans attendre que la crainte lui coupât à nouveau la parole. Je compris les pressions auxquelles il avait cédé tout au cours de son pitoyable ministère ; je maudis la force massive, l’obstination rusée de ces paysans qui avaient réussi à faire de cet homme leur valet et qui caressaient le projet de me traiter de la même manière.

 

C’était un curieux spectacle que celui de ce petit vieillard replet qui pointait un doigt furieux contre moi, tandis que l’indignation ne cessait de le faire bégayer. Il se tut brusquement et voulut savoir ce que je pensais de ses reproches. Comme je persistais dans mon silence, il éclata. Je voulais donc défier d’honnêtes montagnards ? Je croyais leur en imposer ? On allait bien voir. Je n’étais pas le premier blanc-bec à avoir fait le projet de dresser sa paroisse. Mais les voies du Seigneur étaient obscures et tel qui voulait se montrer rigoureux à ses débuts avait des chances de finir dans la déconfiture. Au reste, sa propre sagesse et son expérience de pasteur lui interdisaient d’en subir davantage. Il ne pouvait tolérer de voir ses fidèles paroissiens, ses enfants, humiliés par le premier venu. J’avais à changer d’attitude, ou à quitter ce village pour quelque autre paroisse résignée à supporter mes grands airs.

 

Auteur.e

Jacques Chessex est l’un des plus célèbres écrivains de la littérature romande, seul auteur suisse à avoir reçu le Prix Goncourt.

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