
Les esprits de la terre
Préface : Delacrétaz Anne-Lise
Mettant en scène une famille de propriétaires terriens déchirée par les luttes pour l’héritage, Les esprits de la terre est un roman polyphonique où l’intrigue est sublimée par une vision originale du temps et de l’espace, et par l’évocation des blessures de l’enfance.
Après Châteaux en enfance (1945) et avant Le temps des anges (1962), Les esprits de la terre (1953) compose le deuxième volet de ce que la critique désigne comme le triptyque romanesque de Catherine Colomb.
Les esprits de la terre raconte la spoliation – matérielle et affective – d’un personnage, César, héritier indésirable et marginal d’une lignée de propriétaires terriens vaudois. En face de lui, sa terrible belle-sœur, «Madame », qui règne sur le château familial au bord du Léman, incarne l’avidité et la soif de pouvoir. Ce duel où interviennent de nombreuses autres figures, tantôt veules, tantôt aimantes, est retracé dans un récit envoûtant à la composition audacieuse, où le grotesque alterne avec des moments de grand lyrisme.
Les esprits de la terre a été publié dans la collection « Poche Suisse » de L’Âge d’Homme en 2002. Le présent volume propose une nouvelle édition annotée, accompagnée d’une préface inédite d’Anne-Lise Delacrétaz.
Auteur : Catherine Colomb
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 17 février 2023
Longueur : 168 pages
ISBN : 9782940733682
Également en format numérique
(PDF) ISBN : 9782940733675
(EPub) ISBN : 9782940733682
Le Nouvelliste – Vincent Bélet, 27 mars 2023
« L’auteure dévoile de la famille les pires horreurs, d’une plume si acérée, si étrange, si poétique par moments, que le roman restera à jamais inscrit dans la mémoire des lecteurs ».
« Abraham vient de tomber !
— De la tour ?
— Non, pas de la tour, de la corniche !
— Mais mon Dieu qu’allait-il faire sur cette corniche ?
— C’est César qui l’a poussé !
— César !
— César ! »
« Tiens, pensa la messagère en entendant les cris, tiens, j’aurais cru que monsieur César, ce serait plutôt Madame qu’il aurait tuée. »
Il faudra désormais rencontrer dans les corridors de Fraidaigue Abraham mort vaquant à ses transparentes affaires et croisant sa mère dont la tête est surmontée d’une construction de neige, sa sœur Isabelle entourée de ses prétendants, et son petit frère Ulysse le tordu qui serre contre lui de son bras décru un encrier en marbre noir. Et oncle César ? Où est l’oncle César ? Son cher neveu vient de tomber de la corniche, et il a disparu ? C’est qu’il part comme chaque automne vers la Maison d’En Haut, il longe le mur de Fraidaigue en détournant les yeux à cause d’une plante de capillaire, le petit domestique de la Maison d’En Haut lève déjà le bras pour se protéger contre ses coups tandis que celui de Fraidaigue appuyé au chambranle respire enfin l’air pur d’un soir de sursis. Les servantes balaient la chambre que César occupe six mois de l’an, il n’a plus qu’un demi-rideau de reps vert, l’autre moitié la messagère l’a volée cette nuit qu’Armand achevait de démolir la tour à demi ruinée d’où la tourterelle était tombée en cueillant du capillaire et qu’il vit la messagère diligente emporter dans sa voiture d’osier les longues robes brodées de l’enfant mort. Effrayés, assis sur leurs lits, César et ses petits frères écoutaient alors les bruits sourds des pierres tombant sur les roses blanches qui, la veille, hésitaient au bord du jeune cercueil. « Ces coups qu’on entend, est-ce les vagues, dis César ? » César secouait la tête, il avait des taches de rousseur et d’épais cheveux rouges. Maintenant ses cheveux carotte étaient cousus un par un à une rondelle de feutre et il partait furtivement comme chaque automne vers la Maison d’En Haut. Rim, le cousin pauvre qui vivait avec sa femme de la charité de Madame dans l’ancienne étable à porcs (« vous y serez si bien, avait-elle dit ; tellement plus libres qu’au château ; et, n’est-ce pas, vous n’avez pas besoin de venir au salon quand j’ai des visites ; restez bien tranquillement dans votre jolie petite maison ; c’est moi qui voudrais y être à la place de ce grand Fraidaigue… »), le cousin Rim franchissait d’un pas sa mare de boue et tout heureux soutenait par derrière Abraham blessé qu’on portait dans l’escalier ; des gouttes de sang tachaient les marches usées, si douces aux pieds des mortes quand elles descendent la première nuit pour chercher un verre d’eau. Abraham était tombé sur l’étroite grève, l’oncle César avait disparu, Madame l’accusait : « C’est César ! »
« Mais ma bonne, protestait timidement Eugène, César…
— Où est-il en ce moment, ton frère, tu le sais, toi ? Et qu’est-ce qu’il fait, toujours à l’écurie ? Quand il en sort, il trébuche. Il boit, je te dis. Mais vas-y donc à l’écurie ! Vois-le, parle-lui, ce n’est pas à moi, étrangère… Ah si j’avais su ! »
Quand le fiacre la menait au bal dans le brouillard et qu’un vieillard marchait sur le trottoir couvert de neige et lui donnait la main.
« Ah ! ce César c’est ma croix, c’est…
— Mais ma bonne s’il nous réclamait sa part ?
— Sa part ! Il y a beau temps qu’il l’a mangée depuis vingt-cinq ans qu’il mange à notre table et couche dans mes draps. Et je te demande un peu, comment marier Isabelle avec cet individu dans la famille ? Pense à cet officier français ; elle croyait déjà… Elle brodait le filet du matin au soir parce qu’il lui disait : “Oh ! Mademoiselle Isabelle, vous ne faites pas de filet ? Chez nous toutes les jeunes filles…” Pourquoi est-il parti, cet officier, sans crier gare ? Et Benjamin ? Elle lisait tous les livres parus sur la mission de Bâle. Et Julien ? Oh ! oh ! César ma croix ! »
Elle se mit à gémir si fortement que les villageois effrayés passèrent la tête à la fenêtre : « C’est la baronne. Qu’est-ce qu’elle a ? Pourvu que nos vitres ne tombent pas comme l’autre jour ! » L’étranger buvant du moût sur la terrasse de l’auberge s’étonnait qu’ils ne parussent pas entendre les coups sourds des vagues qui heurtaient les rochers et rejaillissaient sur les murs de Fraidaigue ; à la corniche qui courait sous les fenêtres du premier étage, il manquait ce soir-là une pierre.