
Tamangur
Préface : Delacrétaz Aline
Traduction : Fontaine Barbara
Leta Semadeni enchante par la poésie de son écriture ce roman qui parle d’absence et de deuil, mais surtout de vie, et d’une petite fille, de sa grand-mère, d’une chèvre égarée dans les rues d’un village, d’une artiste amoureuse et d’une couturière aux yeux de crocodile.
« Quand tu retires tes lunettes, qu’est-ce que tu vois ?
– Toi, dans le brouillard, dit l’enfant.
– Exactement, dit la grand-mère, tu vois flou, et ça rend curieux. On se plonge dans l’image avec les yeux, nez en avant, on veut tout voir en détail. Les flous sont un ordre : regardes-y de plus près ! »
Dans un village au fond d’une vallée, une petite fille en deuil apprivoise l’absence et la solitude grâce à sa formidable grand-mère. Il y a aussi une artiste amoureuse, une couturière aux yeux de crocodile, les ruelles du village où trotte une chèvre vagabonde… Le quotidien n’est jamais très loin du rêve dans ce roman délicat et tout en nuances, empreint de poésie. Leta Semadeni s’inspire des paysages d’Engadine et revisite la mystérieuse forêt aux pouvoirs légendaires qui donne son titre au livre.
Publié en 2015 par Rotpunktverlag, ce premier récit de la poétesse Leta Semadeni a été traduit de l’allemand par Barbara Fontaine pour les Éditions Slatkine en 2019. La présente édition reprend cette traduction, accompagnée d’une préface inédite d’Aline Delacrétaz, spécialiste de la culture.
Auteure : Leta Semadeni
Titre original : Tamangur
Catégorie : littérature romanche; littérature germanophone
Date de publication : 13 septembre 2024
Longueur : 192 pages
ISBN 9782940775026
Il est midi, les cloches sonnent, les rues sont déjà vides.
Le goudron jaillit des fissures sous les pieds. L’enfant se penche, retire un peu de cette masse noire avec l’index, agite rapidement le doigt pour faire refroidir le goudron, le met dans sa bouche et le mastique tout en montant la ruelle en pente, à toute vitesse, la tête baissée, et encore captivée par la fin d’une histoire que le maître a lue : un garçon et une fille étroitement enlacés dérivent sur une barque chargée de foin, et la lune en or rouge a déposé sur le fleuve une traînée brillante.
Le goudron a dans sa bouche un gout dangereux.
Son oreille qui est encore libre pour les bruits extérieurs entend approcher de petits pas, et, lorsqu’ils passent devant cette oreille libre, sa bouche dit automatiquement bonjour.
Mais comme elle ne reçoit pas de réponse, l’enfant s’arrache en un éclair à l’histoire de la lune rouge, ajuste ses lunettes sur son nez et suit les pas du regard.
Plus bas dans la ruelle en pente marche une chèvre couleur rouille avec une bande noire sur le dos. Elle tourne la tête et a l’air de vouloir s’excuser pour son impolitesse.
Parfois, le grand-père disait à la grand-mère : Tu es comme une chèvre, très affectueuse d’un côté, mais, dès que tu humes un brin d’herbe, on ne peut plus te retenir.
Peu après, l’enfant est assise dans la cuisine et mange la soupe avec la grand-mère. De temps en temps, la vieille femme pose sa cuiller dans l’assiette et regarde le plafond.
La troisième chaise autour de la table est vide. Le grand-père est à Tamangur.
Le sureau s’incline derrière la fenêtre de la cuisine. Il regorge déjà de baies.
Au moment ou un chasseur est accueilli à Tamangur, il perd vingt et un grammes parce que son âme s’échappe du corps pour retourner là où elle habitait avant.
L’âme aime bien ses petites habitudes, dit la grand-mère, elle est forte bien qu’elle ne pèse que quelques grammes, et elle impose toujours sa volonté.
Elle peut aller partout, et quand elle veut. Avec ses vingt et un grammes, elle trouve toujours une petite place ou se loger pour sortir la grand-mère de son train-train. La grand-mère se dispute avec l’âme, l’insulte : Espèce de rien du tout, pauvre petite chose ! Que faire avec une pauvre petite chose pareille ?