Clarisse Francillon, illustre mystère des lettres romandes
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Au mois de mai 2024 paraissait dans la collection « Poche Suisse » Les nuits sans fêtes, de Clarisse Francillon : un recueil de huit nouvelles explorant un moment charnière dans la vie de huit femmes, chacune face à ses rêves, ses envies, ses libertés et ses entraves ; des portraits subtils dans lesquels le destin se décide sur un geste, un mot, un rien ou presque. Mais que sait-on encore de leur auteure ? Engagée pourtant, amie de nombreux écrivains de son temps, traductrice des œuvres de Malcolm Lowry, elle semble entourée d’un mystère qu’on devine en partie voulu.
Auteure d’une biographie de Clarisse Francillon (Une femme entre les lignes, Lausanne, Éditions Plaisir de Lire, 2012), Catherine Dubuis a été happée par l’originalité de cette œuvre, qui abordait des thèmes d’avant-garde (pour l’époque) avec une grande modernité et une absence totale de jugement. Elle a fini par s’intéresser vraiment à l’écrivaine, et sur l’impulsion des Éditions Plaisir de Lire est né Une femme entre les lignes, au terme d’une longue quête :
« Clarisse Francillon ? Dix-sept romans, quatre recueils de nouvelles, deux volumes de contes, deux recueils de pièces radiophoniques, sans compter des dizaines et des dizaines de textes, parus dans des périodiques. Une œuvre donc. Oui, mais introuvable, parce que jamais rééditée. Il fallait commencer par me mettre en chasse auprès des libraires d’occasion, pour accéder à l’ensemble de l’œuvre de cette romancière méconnue. Méconnue ? Pas de tous : une petite maison d’édition lausannoise, Plaisir de Lire, s’était déjà avisée de la qualité de cette production et avait décidé de rééditer deux romans et deux recueils de nouvelles. D’où le projet de mieux faire connaître cette auteure, originaire de notre pays, grâce à une biographie.
Les livres donc, j’ai fini par les avoir tous ; mais la femme, où se cachait-elle ? Un fonds déposé au Centre de recherches sur les Lettres Romandes à Lausanne-Dorigny m’a offert les premiers indices. D’emblée j’ai mesuré la difficulté de l’entreprise : archives partielles et limitées dans le temps, absence de documents de nature privée ou intime, destruction volontaire des lettres reçues… il y avait beaucoup de trous à combler et d’énigmes à élucider. Mais ce fonds m’a aidée à illustrer l’aventure de la traduction d’Au-dessous du volcan [de Malcolm Lowry] et la dernière année de la vie de Clarisse Francillon. Autre ressource de cette archive : c’est là que j’ai trouvé copie des contrats que la romancière a passés avec Gallimard et les éditions de la NRF marquant les débuts de sa carrière d’écrivaine : entre 1934 et 1938, elle publie cinq romans, un par an, chez l’éditeur parisien. (…) »
Catherine Dubuis poursuit ses recherches : l’étude, par une bibliothécaire, des cinq mille livres de la bibliothèque privée de Clarisse Francillon, léguée par elle à la Bibliothèque municipale de Vevey ; les archives des éditeurs – où elle trouve quelque trente lettres adressées par Clarisse Francillon à Pierre Girard [écrivain genevois, auteur notamment d’Amours au Palais Wilson] ; elle découvre que Clarisse Francillon avait pour habitude de détruire les lettres reçues : heureuse exception à cette règle, la correspondance échangée entre 1938 et 1958 avec Roger Martin du Gard, qui s’est intéressé très tôt à l’œuvre de Clarisse Francillon.
D’autres sources permettent de retracer la carrière littéraire et professionnelle de Clarisse Francillon : entre autres les archives de la revue et éditions Fontaine, de Max-Pol Fouchet, revue résistante pour laquelle Clarisse Francillon travaillera comme secrétaire dès la fin des années 1940 et qui disparaîtra après la Seconde Guerre mondiale ; les archives de l’Institut Mémoires de l’Édition contemporaine, près de Caen, ou encore, celles de la Bibliothèque nationale suisse à Berne.
Les informations s’étoffent peu à peu, mais sur la vie privée de Clarisse Francillon, Catherine Dubuis acquiert une certitude : celle de l’extrême réserve de son auteure et de la nécessité de respecter ce silence. « Le piège qui menaçait mon travail de biographe était la tentation de puiser dans l’œuvre pour y pêcher des confidences, afin d’étoffer mon récit. Mais l’œuvre construit un système de valeurs, un point de vue sur le monde, une vision de la vie à travers des personnages et des situations fictionnelles, elle ne nous donne pas de faits biographiques. À l’appui de cette évidence, deux minuscules exemples : nombreuses sont les héroïnes de Clarisse Francillon qui ont des taches de rousseur. Mon envie était grande de doter le visage de l’écrivaine de cette petite particularité. En bonne doctrine pourtant, je n’en avais pas le droit, car l’écrivain peut tout inventer dans son œuvre. Mais voilà que je tombe sur une phrase d’une lettre de Clarisse à Pierre Girard, où elle déplore ses taches de rousseur. Je suis maintenant autorisée à la gratifier de ces charmantes « imperfections » (…). Porosité entre la vie et l’œuvre » (préface à Une femme entre les lignes).
Les innombrables indices récoltés au fil des mois éclairent cependant l’itinéraire de Clarisse Francillon ; en voici les principaux jalons, résumés avec l’autorisation (et la très aimable relecture) de Catherine Dubuis :
1899 : naissance de Clarisse Francillon à Saint-Imier. C’est son enfance qui finalement s’avère la partie la mieux documentée de sa vie, puisqu’elle est la petite-fille d’Ernest Francillon, fondateur de Longines. Le père de Clarisse Francillon meurt alors qu’elle n’a que quelques mois. Sa mère, enceinte d’une seconde petite fille, accouchera en 1900 : ce sera Étiennette, dont Clarisse restera très proche toute sa vie.
1910 : au remariage de sa mère, Clarisse Francillon quitte Saint-Imier pour Menton.
1926 : elle s’installe à Paris, dans un logement qu’elle partage d’abord avec deux amies, dont Monique Saint-Hélier. Elle déménage un an plus tard dans un appartement où elle passera la majorité de sa vie et qu’elle sera contrainte de quitter à deux reprises : durant la Seconde Guerre mondiale, puis à la fin de sa vie, lorsque la maladie l’obligera à regagner la Suisse.
1927 : début de sa carrière littéraire (Des ronds sur l’eau, Paris, Éditions de la Caravelle, et Francine, Berne, Éditions du Chandelier). Suivront cinq ouvrages publiés aux Éditions Gallimard entre 1934 et 1938 (Chronique locale, 1934 ; La Mivoie, 1935 ; Béatrice et les insectes, 1936 ; Coquillage, 1937 et Le plaisir de Dieu, 1938).
1940-1944 : les Allemands occupent Paris et Clarisse Francillon se replie en Suisse. Elle y écrira de nombreux articles pour la presse suisse romande et publiera notamment deux recueils de nouvelles aux éditions lausannoises de L’Abbaye du Livre (Les nuits sans fêtes, en 1942, et La belle Orange, en 1944). Elle regagne Paris dès la fin de la geurre.
1948 : Clarisse Francillon fait la connaissance de Malcolm Lowry, dont elle traduira toute l’œuvre à commencer par Au-dessous du volcan, en 1949.
1952-1968 : treize romans et recueils de nouvelles sont publiés durant cette période auprès de divers éditeurs, en France et en Suisse. Au mois de mai 1968, Clarisse Francillon participe à la création de l’Union des écrivains, dont elle assurera le secrétariat jusqu’à son décès en 1976.
1970-1976 : ses pièces radiophoniques sont publiées par L’Abbaye du livre en deux recueils qui paraîtront respectivement en 1970 et en 1972. Suivra en 1974 Le Champ du repos, ultime livre de Clarisse Francillon qui s’éteindra à Vevey en 1976.
Dans sa préface aux Nuits sans fête, Daniel Maggetti relève que « la part d’ombre des être est une dimension centrale dans les intrigues nouées par Clarisse Francillon : pour la plupart, ses nouvelles sont traversées par des figures dont le mystère demeure entier. La permanence de cette opacité, qui est à la fois l’attrait et le supplice des relations humaines, fournira à l’écrivaine la matière d’autres nouvelles (…). Le récit bref apparaît ainsi comme un laboratoire, à la fois thématique et stylistique, pour l’autrice d’origine jurassienne. » Le mystère, d’un bout à l’autre.
Pour en savoir plus sur Clarisse Francillon et son œuvre :
Catherine Dubuis, Une femme entre les lignes, Lausanne, Éditions Plaisir de Lire, 2012.