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Imagination, folie et intelligence artificielle: notre matière grise sous la loupe

varia

Dans Les Hommes jaunes, Urs Widmer joue de la mince frontière entre imagination et folie. Le thème occupait déjà Aristote et l’idée que la folie serait indissociable du génie est profondément enracinée dans nos croyances, Diderot assurant que «les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête».

 

Mais qu’en est-il vraiment? Raphaël Gaillard, professeur de psychiatrie, chargé du pôle hospitalo-universitaire de l’hôpital Sainte-Anne à Paris et membre depuis 2024 de l’Académie française, s’est penché sur cette idée reçue dans Un coup de hache dans la tête, justement, paru en 2022. Entre autres interviews, il répondait en janvier 2022 aux questions de Pablo Maillé, pour le site Uzbek & Rica. Voici un extrait de cet entretien:

 

P.M.: Finalement, vous dites que «la conscience constitue en soi la marque de notre créativité », la conscience étant entendue comme «pouvoir suprêmement humain en même temps que comme catastrophe dans notre rapport au réel». En cela, on peut donc dire que les personnes atteintes de troubles psychiques ne sont pas forcément «plus créatives» que les autres, mais qu’elles font un usage bien particulier de leur conscience ?

 

R.G.: La grande propriété qui nous caractérise en tant qu’êtres humains, c’est que nous sommes conscients. Penser, cela signifie manipuler des représentations du réel : quand vous pensez à un objet, vous manipulez l’idée que vous vous faites de cet objet et non l’objet lui-même. Cela nous confère un pouvoir incroyable mais, quelque part, c’est aussi notre « chute du paradis ». Notre trahison du réel au profit des représentations du réel a donné lieu à quelque chose d’infini : vous pouvez faire varier toutes choses dans une histoire, en inventer d’autres, les combiner entre elles… L’acte de penser est en soi un acte de création. C’est à la fois le génie de l’homme et sa malédiction : puisque nous avons perdu l’accès au réel au profit de ses représentations, nous pouvons dériver et littéralement « prendre des vessies pour des lanternes », selon l’expression consacrée. À partir du moment où nous nous représentons le réel, nous nous exposons à nous égarer, nous perdre.

 

Voilà la réponse de fond à cette question du lien entre folie et créativité : premièrement, oui, il y a bien quelque chose qui a permis à travers l’Évolution la persistance des troubles psychiques ; deuxièmement, non, ce lien n’est pas un lien de superposition mais de parenté ; et enfin, notre cerveau est tellement puissant qu’il ne se supporte plus ; plus spécifiquement notre faculté de penser, notre accès à la conscience, nous permettent de créer à l’infini mais nous exposent aussi à nous perdre. Ce qui me fascine en tant que psychiatre, c’est précisément cette découverte, ce vertige : nous autres psychiatres nous sommes chaque jour confrontés à l’humanité dans ce qu’elle a de beau et de terrible. Quand un patient prend littéralement les mots pour les choses – par exemple lorsqu’il enlève les rétroviseurs de sa voiture parce qu’il veut «arrêter de ressasser son passé, de regarder derrière lui» – on voit bien qu’il y a là quelque chose de commun à tout être humain mais ici radicalisé. La pensée du poète et la pensée du patient souffrant de schizophrénie ont un air de famille. Sauf que ce dernier souffre terriblement, et que pour rien au monde nous pourrions lui souhaiter cette souffrance.

 

Un cerveau tellement puissant qu’il ne se supporte plus et dysfonctionne… Ce danger, Raphaël Gaillard y revient en 2024 dans L’homme augmenté. Futur de nos cerveaux, où la question est cette fois l’impact des neurotechnologies et de l’IA sur notre matière grise et nos capacités (ou nos incapacités) à supporter le surplus de stimulations provenant de la technologie. L’un de ses constats ? « Il se pourrait bien que le livre soit le seul à même de nous conserver entier dans cette puissante technologie de l’information. »

 

Il y a, parfois, de très réjouissantes constatations…

 

Urs Widmer, Les Hommes jaunes

Raphaël Gaillard, Un coup de hache dans la tête et L’homme augmenté. Futur de nos cerveaux

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