Une autre facette de la ruée vers l’or – Théophile de Rutté
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En 2008 paraissait la traduction en allemand (Zurich, éditions NZZ Libro) des Aventures d’un jeune Suisse en Californie, accompagnée de dessins de l’auteur, de facsimilés du manuscrit original et de documents officiels.
Cette édition est née de la curiosité de Bernard Bachmann, tombé par hasard sur les traces de Théophile de Rutté. Voici des extraits de sa préface, dans laquelle il raconte sa chasse aux indices concernant le premier consul honoraire de Suisse en Californie.
La naissance du projet
Pour un auteur en pleine préparation d’un ouvrage historique, tomber lors de ses recherches sur une source jusque-là inconnue, c’est presque un vrai Noël. C’est ce qu’il m’est arrivé le 10 octobre 2002, lorsqu’une bibliothécaire de la California State Library de Sacramento m’a tendu un livre avec ce simple commentaire : « Ceci devrait vous intéresser ». Je cherchais alors des documents remontant à l’époque du général Johann August Sutter, pour la monographie que j’allais lui consacrer (General J.A Sutter – Ein Leben auf der Flucht nach vorn, NZZ Libro, Zurich 2005). Le livre entre mes mains était intitulé The Adventures of a Young Swiss in California, 1846-1856 et avait été publié en 1993 par le Sacramento Book Collectors Club. Selon le texte du rabat, il s’agissait des mémoires d’un jeune Suisse qui avait passé trois ans au Brésil dans une maison de commerce, avant d’être attiré, en 1849, par la ruée vers l’or et la Californie. Il y avait fait la connaissance de Sutter dont il était devenu l’ami ; grâce à la recommandation de Sutter, il allait être nommé (c’était le premier) consul honoraire de Suisse pour la Californie et l’Oregon. Ce jeune Suisse s’appelait Théophile de Rutté.
Cette découverte m’a foudroyé – dans toute la littérature concernant de près ou de loin Sutter, et je pensais bien la connaître, je n’avais jamais rencontré la moindre trace de ce livre. Une nouvelle source, et une source directe qui plus est – c’était vraiment Noël! Mais en ce « Noël » du mois d’octobre, je n’avais pas le temps de me pencher vraiment sur cette excitante découverte et je me suis borné à noter dans mon carnet de voyage les informations les plus importantes concernant le livre, avec la mention, en rouge et doublement soulignée : « à trouver ! ». De retour en Suisse, au moment de retravailler mes notes de voyage, la mention ne m’a pas échappé et j’ai tenté de commander le livre par internet : Amazon, étonnamment, ne connaissait pas ce titre. Aucun souci, me suis-je dit, je le trouverai en ligne, mais d’occasion. Pensez-vous… les mois passaient et aucune offre n’apparaissait.
Lorsque mon travail autour de Sutter a été assez avancé pour que je puisse consacrer du temps aux souvenirs de de Rutté, mes tentatives de retrouver ce texte étaient donc restées vaines. Mais si Amazon et, de manière générale, internet n’avaient pas pu m’aider, la Bibliothèque centrale de Zurich le pourrait-elle peut-être ? Je n’ai trouvé le livre ni dans son catalogue électronique, ni dans ses fiches. Ma déception était immense, mais en naviguant parmi les quelques entrées « de Rutté », un titre m’a paru familier : Théophile de Rutté, Les aventures d’un jeune Suisse en Californie, 1846-1856. Par chance, le livre était disponible et j’ai pu immédiatement l’avoir entre mes mains. Première constatation, l’édition en français était beaucoup plus volumineuse que celle du Sacramento Book Collectors Club. En second lieu, Les aventures d’un jeune Suisse en Californie avait été publié en 1979 déjà, à Paris. Ceci mis à part, l’édition française ne donnait aucune indication sur l’origine du texte, sur son auteur ou sur le contexte historique, et il n’y avait ni introduction ni préface. L’édition américaine était plus riche sur ce plan, sans être toujours précise toutefois, ni correcte.
Je me suis plongé dans le livre – et l’enthousiasme et le suspense ont crû de page en page. Le style était simple et fluide : pour un texte du milieu du XIXe siècle, il paraissait vraiment moderne, sans aucune poussière ! Je le lisais alors sub specie du projet Sutter : je voulais utiliser cette source pour la monographie et y puiser toutes les citations qui paraîtraient opportunes. Et après une longue approche (départ de Rio de Janeiro, croisière de six mois autour du cap Horn, arrivée au port de San Francisco déserté par la ruée vers l’or), parvenu au récit de la première rencontre entre de Rutté et Sutter, je me suis rendu compte que cette source directe n’avait été contaminée ni par la manie hagiographique, ni par le règlement de compte, contrairement à bien d’autres écrits ou témoignages provenant de l’entourage ou des connaissances de Sutter.
De Rutté décrit Sutter sine ira et studio, factuellement et sobrement. Il voit ses forces aussi bien que ses faiblesses, et s’il ne le dit pas explicitement, il est clair qu’il considère le rôle de Sutter dans l’ « américanisation » de la Californie tel qu’il a été : plutôt insignifiant.
Je me suis très vite demandé pourtant si ces Aventures d’un jeune Suisse en Californie, 1846-1856 pouvaient véritablement être le récit d’un contemporain de la ruée vers l’or. Le style me paraissait trop moderne ; l’ironie et le sarcasme qui traversent le texte ne collaient pas avec le milieu du XIXe siècle, et encore moins avec un fils de pasteur du Seeland bernois. La description des événements américains rappelait de Tocqueville, mais la dérision face à la société américaine rappelait directement un certain antiaméricanisme européen de notre temps. On aurait pu croire que ces prétendues mémoires étaient nées au XXe siècle et qu’on les avait emballées dans un véritable costume du XIXe.
Mes doutes se sont renforcés lorsque je suis parvenu à cette scène : alors que de Rutté est l’hôte de Sutter à Hock Farm, Sutter reçoit une lettre du Conseil fédéral lui demandant lequel des résidents suisses serait à même de remplir la charge de consul de Suisse pour la Californie et l’Oregon. De Rutté situe cet épisode au mois de janvier ou février 1850 ; la correspondance entre le Conseil fédéral et Sutter montre très clairement, cependant, qu’il n’a pas pu avoir lieu après le mois de novembre 1849. Je peinais de toute façon à imaginer que le Conseil fédéral, moins d’un an après avoir reçu la responsabilité de la politique extérieure, se fût réellement soucié de créer un consulat littéralement à l’autre bout du monde.
Pour lever mes soupçons – ou les confirmer –, avant de me lancer dans d’autres investigations chronophages, il fallait s’assurer que de Rutté avait bel et bien existé. Le premier fil que j’ai tiré provenait du rabat de l’édition américaine : de Rutté, fils de pasteur, né en 1826 à Sulz, dans la partie francophone du canton de Berne. Aucune commune du canton de Berne ne porte ce nom, ce qui a dans un premier temps justifié mes soupçons, bien entendu. Mais le hasard – je cherchais des informations sur le peintre Karl Bodmer, dit Bodmer l’Indien -, m’a fait découvrir qu’il existait dans le canton du Jura un lieu dénommé Soulce, ou Sulz en allemand ; or, en 1896, le Jura appartenait encore au canton de Berne. J’ai suivi cette nouvelle piste et après quelques détours, j’ai atterri – téléphoniquement – au presbytère dont dépend aujourd’hui Soulce (au sud de Bassecourt), chez un prêtre apparemment de bonne composition. Un bref échange m’a renvoyé tout droit à la case départ. Question : « Je suis à la recherche d’un certain Théophile de Rutté, né en 1986 à Soulce, fils de prêtre. Pourriez-vous m’aider à savoir s’il a réellement existé ? » Réponse de Soulce : « De quel type de prêtre s’agit-il ? ». Question : « Qu’entendez-vous par là ? » Réponse de Soulce : « Protestant ou catholique ? ». Réaction : « Je n’en sais rien, mais comme il a eu un fils, il doit s’agir d’un pasteur protestant ». Remarque très ferme de Soulce : « Vous faites fausse route – nous sommes et nous avons toujours été catholiques ! ». Timide tentative : « On pourrait peut-être imaginer – je crois avoir entendu une ou deux choses à ce propos… il aurait pu arriver qu’un prêtre catholique ait eu un enfant…» Avant je puisse terminer ma phrase, la conversation a été coupée du côté de Soulce par le très fort « bang » du téléphone sur sa fourche.
L’étape suivante a été double. Je me suis tourné vers le DFAE (Département fédéral des affaires étrangères), à Berne ; et dans l’attente d’une réponse qui allait s’avérer très utile plus tard, j’ai consulté un peu par désespoir l’annuaire téléphonique aux entrées « von Rütte » et « de Rutté ». Coup de chance : il y avait alors un peu moins de trente « de Rutté » dans l’annuaire, et l’une des entrées mentionnait des « de Rutté-Gut », à Sutz, BE.
Ma première flèche a atteint le cœur de la cible : l’administratrice de la Fondation de Rutté-Gut m’a immédiatement et très aimablement confirmé que Théophile de Rutté avait bien existé, qu’il appartenait à la famille de Rutté de Sutz et qu’il avait été consul de Suisse en Californie. Elle m’a renvoyé à Mme Ingrid Ehrensperger, décédée depuis, qui étudiait alors l’histoire de la famille sur mandat de la Fondation de Rutté-Gut, et plus particulièrement l’histoire de la branche directe des de Rutté-Gut (celle de l’un des jeunes frères de Théophile, Friedrich Ludwig, architecte réputé en Alsace et dans le canton de Berne, dans la seconde moitié du XIXe siècle). Ingrid Ehrensperger m’a renvoyé à son tour à Mme Elisabeth Reichen-Robert, arrière-petite-fille de mon « héros ». Celle-ci me remit le précieux manuscrit original des Aventures d’un jeune Suisse en Californie, 1846-1856, que son auteur avait modestement intitulé Souvenirs ; j’y ai trouvé des dessins de de Rutté [publiés pour la première fois dans l’édition en allemand].
Entre-temps, j’avais aussi trouvé mon bonheur aux Archives fédérales : la demande écrite du Conseil fédéral à Sutter (sous forme de projet), la réponse de Sutter (qui ressemble à une pétition, avec une liste de signatures), ainsi que la lettre de nomination (exequatur) et la décision de décharge y sont gardées et protégées [ces documents ont été reproduits dans l’édition en allemand]. Tout ceci m’a permis de poursuivre sereinement ma lecture des Souvenirs et d’en intégrer les informations dans la monographie consacrée à Sutter. L’idée d’une édition en allemand des Souvenirs germait toutefois en moi, comme le prolongement du travail consacré à Sutter.
Ni journal, ni ouvrage historique
Théophile de Rutté a donc raconté ses Souvenirs de commerçant et de consul de Suisse en Californie dans un manuscrit de trois cent soixante pages, accompagné de nombreux dessins. On ne sait ni quand ni pourquoi il s’est lancé dans ce projet : aucune déclaration de sa part, ni orale ni écrite, n’est venu éclaircir le mystère.
La première page du manuscrit porte seulement l’inscription « Berthe Robert » (de la main de cette dernière, très vraisemblablement ; en aucun cas de celle de de Rutté), l’une des enfants de l’auteur. Le plus plausible est que ce dernier ait souhaité partager ses expériences avec sa descendance. Le hasard a voulu que le manuscrit parvienne ensuite à l’une de ses petites-filles, qui avait épousé l’un des éditeurs des Éditions Buchet Chastel. C’est dans cette maison que les Souvenirs ont ainsi été édités pour la première fois, en 1979. En 1992, le Sacramento Book Collectors Club en publiait le texte partiel, en anglais, dans une édition réservée à ses membres ; les quelques deux cents exemplaires alors imprimés n’ont jamais été distribués en librairie.
Les Souvenirs ne sont pas un journal. S’il est probable que Théophile de Rutté ai tenu le journal de son séjour américain, il est impossible, au vu du style et de la structure du récit, de savoir si de Rutté a composé ses Souvenirs à partir d’anciennes notes, ou s’il a simplement puisé dans sa mémoire pour les trier, les sélectionner et les mettre par écrit, avant de les compléter par des éléments factuels dont il ne pouvait avoir connaissance à l’époque.
Les Souvenirs ne sont pas non plus un ouvrage historique. De Rutté manque de précision souvent – les faits historiques ne semblent pas avoir eu beaucoup d’importance à ses yeux. Son récit relève bien plutôt du portrait d’une époque ; il y montre à la prochaine génération ce qu’un jeune Suisse avait pu voir et vivre, après avoir quitté comme tant d’autres son pays au milieu du XIXe siècle – attiré par de meilleures perspectives économiques, ou contraint à partir vers n’importe quelle destination qui lui ouvrirait les portes d’une vie nouvelle. Il peint en couleurs vives et à grands traits ce qu’il s’est passé en Californie au temps de la ruée vers l’or, comment les gens y vivaient, y festoyaient, jouaient et rejouaient une fortune rapidement acquise qu’ils perdaient tout aussi vite. De Rutté ne propose pas une étude globale de cette société: il observe simplement ses contemporains, leurs mœurs, leurs usages et leurs valeurs d’un œil critique et aiguisé. Il est également sensible – et il est d’ailleurs artistiquement très doué – aux beautés de la nature, qu’il décrit souvent avec lyrisme.
Les Souvenirs sont donc un témoignage de leur temps, le milieu du XIXe siècle, et en cela, ils ne connaissent pas les règles actuelles du politiquement correct. Le langage de l’auteur est différent de celui qu’on utilise ou qui est sensé être utilisé aujourd’hui ; de Rutté écrit et pense comme le faisait la plupart de ses contemporains, soit d’une manière qui serait aujourd’hui considérée comme très incorrecte. Son approche des questions de races, de sexes, de religion, son regard sur les questions sociales (et même sur la manière de traiter les animaux) le montrent bien. Après une longue réflexion, j’ai décidé de respecter cependant le manuscrit original ; les lectrices et lecteurs comprendront qu’il s’agit ici d’une autre époque. Il n’est d’ailleurs pas inutile de se rappeler comment, dans nos propres contrées, on pensait et voyait les choses il y a cent cinquante ans.
Les Souvenirs de Théophile de Rutté s’adressent à celles et ceux que les thématiques historiques intéressent, plus particulièrement l’histoire et les histoires de l’Ouest américain et de la ruée vers l’or, le rôle joué par les émigrés suisses et la vie qu’on menait alors en Californie ; des lectrices et des lecteurs qui souhaitent avant tout partir à la découverte, qui savent faire la différence entre précisions historiques et peinture vivante d’une époque et qui, en cas de doute, sauront ne retenir que la couleur. Pour celles et ceux qui souhaiteraient connaître plus en détail le contexte historique, je me permets de conseiller la monographie consacrée à Sutter : General J.A. Sutter – Ein Leben auf der Flucht nach vorn.
Texte traduit et reproduit avec l’aimable autorisation de Bernard Bachmann.
L’édition en allemand qu’il a préparée et traduite est disponible ici :
Abenteuer Goldrausch – Erinnerungen von Théophile de Rutté – Bernard Bachmann.
Dans la collection « Poche Suisse » :
Théophile de Rutté, Les aventures d’un jeune Suisse en Californie