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Amours au Palais Wilson

Pierre Girard

Longtemps surnommé le « Giraudoux genevois », Pierre Girard livre ici une suite de cinq récits originaux et subtils : « Amours au Palais Wilson », « Curieuse métamorphose de John », « Lina », « Syrup de Cassis » et « Un printemps avec Monsieur Töpffer ».

Chroniques légères, nouvelles ironiques, récits spirituels et portraits cocasses : vous trouverez dans ce recueil tout ce qui fait le charme de Pierre Girard. Sous sa plume à la fois satirique, raffinée et fantaisiste, l’expérience la plus ordinaire devient soudain féérique et merveilleuse. Par son ton unique et son imagination singulière, cet écrivain discret est une des figures les plus attachantes de la littérature romande du xxe siècle.

 

Publiés dans la collection « Poche Suisse » de L’Âge d’Homme en 1982, ces récits sont accompagnés dans cette nouvelle édition d’une préface de Françoise Fornerod, auteure de nombreuses études sur la littérature romande.

Auteur : Pierre Girard
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 17 février 2023
Longueur : 192 pages

ISBN 9782940733712

Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940733729

Epub: ISBN 9782940733736

Curieuse métamorphose de John

 

Dans le cabinet, tout de chêne et de cuir, de John S.S., le directeur de la banque John S.S. & Cie, il était impossible de deviner qu’au-dehors ce fût l’automne. Aucune feuille d’ormeau sur le tapis. De l’automne on ne savait rien que ce qu’en disait l’éphéméride. On aurait pu, sans doute, téléphoner à la campagne, demander si les saules, les osiers étaient jaunes, se renseigner sur les colchiques, mais les vitres dépolies empêchaient de voir le ciel, et si Pomone fût venue à la banque, le groom qui veillait à la porte l’eût empêchée d’entrer chez le directeur.

 

Il était huit heures vingt. L’ouvreur de lettres ouvrait la cinq centième. Les machines à écrire bruissaient sans arrêt, aucune des dactylographes ne se remettant encore de la poudre de riz. Des employés rêveurs, à moustaches tombantes, portaient de petites corbeilles, traversaient les salles, tristes, sans amour. Un sous-directeur déchirait l’enveloppe du télégramme de Tokyo, sans s’émerveiller, sans penser à d’énormes chrysanthèmes, et notait simplement des chiffres ; des timbres grésillaient. Hambourg téléphonait, mais il ne s’agissait pas de décrire la mer du Nord, pas plus que Paris ne parlait des arbres du Cours-la-Reine ; il s’agissait de la Royal Dutch.

 

C’est à ce moment que le directeur arriva, tout lisse, les cheveux bien brossés, le visage bien rasé. L’automne n’avait pu accrocher à lui la moindre feuille morte, le plus petit pétale de dahlia. Il gravit l’escalier de marbre, poussa onze portes dépolies, jeta sa canne dans un porte-cannes de style corinthien, et entra dans son cabinet.

 

Il avait trente-deux ans et des yeux noisette. Il demanda Amsterdam et quelques minutes après, il entendit tout le bruit que l’on faisait à Amsterdam chez le directeur de la Banque des Pays-Bas. Bruits ce jour-là inexplicables, heurts d’un chaudron néerlandais, cliquètement d’un moulin à café. Puis John téléphona à Madrid où l’on n’entendait rien, comme si Madrid était sous la neige. Puis John écrivit sur un calepin numéroté, le calepin A. XXXVIII. Et on introduisit un visiteur.

 

*

 

John avait été marié, puis divorcé. Il n’avait pas eu le temps de penser beaucoup à sa femme, alors qu’il était marié, et après, il n’y pensait plus du tout. Ce n’est même que chez l’avocat qu’il avait remarqué combien sa main était belle. Mais il était trop tard. Cette main signait déjà des papiers. À ses amis, parfois, John expliquait que « toute l’affaire venait de ce que, par un malencontreux hasard, son mariage avait coïncidé avec l’emprunt 7 1/2 % hongrois, et son divorce avec le 7 1/4 portugais ».

 

*

 

La matinée passa. John toujours assis devant son immense table, attendait les cours de New York comme on attend une énorme détonation. Une seconde, il pensa à tous ses confrères, à Bleichröder, à Rothschild, à Dreyfus, tous comme lui anxieux, à cette minute même. Il voyait ces banquiers assis à leur table, perdus dans des villes énormes perdues elles-mêmes dans les noisetiers, les cerisiers d’Europe. Que de banquiers dans les osiers ! Il voyait Simon dans les sycomores, Welin dans les cornouillers.

 

Ces idées étaient ridicules, mais depuis son réveil, ce jour-là, il n’avait eu que des idées un peu étranges.

 

Dans son Hispano Suiza, n’avait-il pas pensé tout soudain aux guerres puniques ?…

 

Mais les cours de Wall Street arrivèrent, John prit son calepin S. XI, gagna vingt mille francs.

 

Ce même jour, à sept heures, John quitta sa banque. Il avait dicté un long rapport à ses sténographes, bizarrement gêné dans la dictée par une idée confuse et tenace. Une idée inexplicable comme il n’en avait jamais eu. Impossible d’ailleurs de définir cette idée. Elle avait une vague odeur de brume, de goudron. Et sans en rien savoir, il n’y avait pas moyen de nier qu’elle eût avec l’Italie, avec Rome un rapport précis. Comme d’ailleurs avec le Trocadéro, comme avec certains quartiers de Londres, près de la Tamise. Un rapport aussi avec les vieux instruments de musique, les anciennes partitions. John haussa les épaules, un peu inquiet, pourtant. Dans la petite glace du coupé, il se regarda, se vit, ganté de blanc, en chapeau de soie, un camélia à la boutonnière. Rien n’était plus rassurant.

 

« Évohé ! » murmura-t-il.

 

Jamais il ne disait évohé. Et même il ne savait pas très bien ce que ça voulait dire. Était-ce le cri de Pan poursuivi par les bacchantes ? Pan, qui, ayant joué de la lyre mieux que Diane, fut, pour son châtiment, changé en Narcisse ?

 

Mais l’auto s’arrêtait. John était chez lui. Il gravit le perron de l’hôtel, sonna son valet de chambre, le renvoya sans lui avoir rien dit, et resta seul, le chapeau sur la tête, dans son immense chambre à coucher.

 

« C’est insensé », dit-il.

 

 

Auteur.e

Brièvement agent de change, Pierre Girard (1892-1956) se consacre ensuite à la littérature (poèmes, nouvelles et romans). Il a notamment été choisi comme librettiste de la Fête des vignerons de 1927.

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