
Boulevard des philosophes
Préface : Fredriksen Alexis
Dans l’œuvre de Georges Haldas, Boulevard des Philosophes est le livre du père. À la manière d’un conteur, l’auteur égrène ses souvenirs d’enfance et brosse le portrait d’un homme – son père – dans la vie duquel se reflètent les tourments d’une époque.
Georges Haldas a dit un jour que prendre conscience de sa relation au père et à la mère, c’est clarifier ses rapports avec soi-même et avec les autres. C’est ce qu’il a tenté de faire avec Boulevard des Philosophes, d’une part, et avec Chronique de la rue Saint-Ours, de l’autre – deux livres en vérité indissociables. Dans le premier, il brosse de son père, trente ans après sa mort, un portrait fondé sur ses propres sensations et souvenirs d’enfance. Par son implication personnelle, le narrateur fait ainsi, indirectement, son propre portrait. La figure paternelle, par ailleurs, est forcément en lien avec notre propre découverte du monde : mieux vaut alors, selon l’auteur, comprendre le père plutôt que le tuer, si on veut savoir qui on est et pouvoir se situer parmi les hommes.
La remémoration minutieuse de « l’homme mon père » tourne progressivement à la transfiguration : au terme de Boulevard des Philosophes, le père est devenu en quelque sorte le frère du narrateur – mais aussi celui du lecteur : grâce à son art, Georges Haldas nous donne son expérience en partage, au point qu’elle devient la nôtre. Livre de liberté et de fraternité, Boulevard des Philosophes s’adresse à tous et ouvre un chemin en chacun, en écho à la phrase de Pascal citée en exergue : « Toute la suite des hommes n’est qu’un seul homme, qui subsiste toujours ».
Cette nouvelle édition de Boulevard des Philosophes est accompagnée d’une préface d’Alexis Fredriksen, auteur d’une thèse consacrée à l’œuvre de Georges Haldas.
Auteur : Georges Haldas
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 20 octobre 2022
Longueur : 260 pages
ISBN 9782940733408
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940733415
Epub: ISBN 9782940733422
Il me semble que c’est par une fin de matinée, un peu avant midi. Mon père est assis à son bureau dans sa chambre. Ma mère, elle, se tient sur la chaise où elle a l’habitude de coudre, près de la fenêtre. Ce n’est pas, je le sens d’emblée, la détente ordinaire de la conversation, entre eux, où mon père essaie, avec un mélange de vivacité et d’amertume, d’expliquer quelque chose à sa compagne ; laquelle, baissant la tête, semble recueillir ses paroles pour trier en elle – au fond d’elle-même – le vrai du faux, pour lui répondre, sans l’irriter, selon ce qu’elle croit juste. Non, en cette fin de matinée, rien de cela ; mais une atmosphère consternante. Mon père se tient la tête dans les mains. La petite mère, elle, a l’air d’être absorbée par son ouvrage. Mais elle a l’air seulement. Je me rends bien compte, moi, qu’elle ne travaille pas. On dirait qu’elle ne prend cette pose que pour maintenir intactes ses forces, garder son sang-froid. Entre elle et mon père, un long, un lourd silence, plein de choses que j’ignore, comme une forêt environnante, et duquel se lève, enfin, une petite phrase qui n’a l’air de rien du tout. Une petite phrase dite à mi-voix et à la manière de quelqu’un qui doit se la répéter à lui-même pour y croire. Mais qui, au juste, l’a prononcée ? Mon père ou ma mère ? Je ne sais plus. La phrase étant : « Ruinés, mes pauvres enfants, nous sommes ruinés ». Nouveau silence, prolongé lui aussi, qui contient comme des mondes emboîtés les uns dans les autres ; et au bout duquel deux mots encore se détachent, prononcés par ma mère tandis que mon père se tient toujours la tête entre les mains (et il me semble que ses mains tremblent légèrement). Ces deux mots sont : « Pauvres petits ».
Tout ce qui touche à la période qui a suivi cette scène, ou, plus exactement, liée à cette scène – car en réalité il n’y a pas d’avant et pas d’après – reste enveloppé pour moi encore dans le brouillard. Une sorte de brouillard que j’ai maintes fois interrogé. Mais rien n’en sort. En revanche, il y a un nom, un nom bizarre qui cristallise l’indétermination de cette phase de notre existence familiale et qui, si j’ose dire, en fixe le brouillard. Cette phase, contrairement à ce qu’on pourrait supposer, n’est marquée par aucune tension, aucun éclat entre mes parents. Simplement il me semble – mais l’impression est extraordinairement ténue – que l’homme mon père est en proie à une vive inquiétude. Une inquiétude d’ailleurs difficile à définir. Car il me semble qu’il essaie également de la cacher. Il quitte la maison de bonne heure le matin. Il ne rentre que vers midi, tient des conciliabules avec ma mère. Il ne lui parle plus comme à un partenaire enfant. On dirait qu’il la consulte et même, par moments, qu’il s’appuie sur elle. C’est une période d’errance pour mon père. Comme un oiseau en quête de nourriture pour le nid. Et puis je ne sais quoi, en fin de compte, se stabilise. Or le nom lié à cette phase de notre existence, à son brouillard, à mes perceptions confuses, qui en résume l’incertitude en même temps qu’il marque une étape décisive – mais vers quoi ? –, ce nom bizarre c’est : Velocitas. Celui, on l’a deviné, d’une entreprise ou plutôt d’une officine dans laquelle mon père avait fini par trouver un emploi. Quel emploi ? Que faisait-il ? Je ne l’ai su que par la suite. Toujours, donc, le brouillard ou, plutôt – étant donné l’existence de ce nom de Velocitas – une sorte de nébuleuse. Mieux encore : une masse en ébullition qui lentement va se refroidir et se solidifier en souvenirs épars, dont quelques-uns très précis. Le fait, par exemple, que la petite mère ne prononçait jamais ce nom sans une sorte de respect excessif, comme en ont certaines gens pour parler de l’entreprise dont dépend leur gagne-pain ou de leurs patrons. J’ai connu un soi-disant écrivain qui parlait sur ce ton-là de la Croix-Rouge, où il travaillait. Il fallait l’entendre… J’ai souvenir, au contraire, que mon père ne prononçait jamais ce nom sans une sorte d’agacement mêlé de mépris ou une ironie froide et amère, et avec l’air de quelqu’un qui est condamné à fréquenter tous les jours, pour son travail, une bande d’incapables et de fripouilles. Autre élément précis touchant l’époque Velocitas : la maison où était employé mon père – ce mot employé lui restait à la gorge comme une arête – se situait quelque part derrière la gare, l’ancienne, bien entendu, qu’on voyait sur les images des calendriers avec ses deux rampes d’accès en pente douce, ses taxis rares, ses calèches et surtout – conférant au nom de Velocitas un prestige qu’il n’avait nullement par lui-même – les locomotives à vapeur, que mon père, à la sortie du bureau, m’emmenait voir en accompagnant cette visite de commentaires interminables.