
Dans les ténèbres
Préface : Baumberger Christa
Traduction : Haenggli Claude
Roman elliptique, Dans les ténèbres évoque la dureté de la vie de Friedrich Glauser au milieu des plus pauvres, son combat contre les ombres et ses espoirs jamais abandonnés. Car l’émotion et la beauté demeurent, toujours.
Frédéric – alter ego de l’auteur – quitte l’Afrique et la Légion étrangère pour un avenir incertain à Paris, puis à Charleroi. Il y rencontre entre autres Andreas, à l’amour infini pour sa femme et sa terre ; Marcel, qui lutte pour un monde plus juste et plus libre ; Otto, malheureux en affaires ; et Madame Vandevelde, patronne rapace et mélomane d’une pension pour ouvriers. Entre ces êtres au destin choisi ou contrarié, se dessine en creux le portrait d’un homme qui cherche à fuir le sien.
Paru en 1937 à Bâle aux éditions Gute Schriften, considéré par son auteur comme son écrit le plus important, Dans les ténèbres a été traduit pour la première fois en français par Claude Haenggli, et publié dans la collection « Poche Suisse » des Éditions L’Âge d’Homme en 2000. La présente édition reprend la traduction de Claude Haenggli, révisée par ses soins, et elle est accompagnée d’une préface inédite de la critique littéraire Christa Baumberger, spécialiste de l’œuvre de Glauser.
Auteur : Friedrich Glauser
Titre original : Im Dunkel
Catégorie : littérature germanophone
Date de publication : 19 avril 2024
Longueur : 156 pages
ISBN 9782940749669
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749676
Epub: ISBN 9782940749683
Echo Magazine – Thibaut Kaeser, 9 mai 2024
(…) Ce n’est pas de l’auto-roman, mais de la littérature brute que la préface de Christa Baumberger se charge de mettre en perspective. Typiquement un de ces bouquins qu’on découvre recouvert de poussière. Mais demande à la poussière et alors…
D’abord, il y a une salle, haute et blanche. Une nuit claire s’accroche aux arbres devant l’une des larges fenêtres, et le murmure de la grande ville ne passe que très faiblement à travers les rideaux.
Il y a de nombreux lits dans cette grande salle, et sur une sorte d’estrade, au fond, brûle une lampe verte.
La grande salle est muette, l’atmosphère est silencieuse dehors sous les fenêtres, parfois résonne un sourd battement dans mes oreilles, je ne sais pas s’il vient des rues de la grande ville… Lorsque je ferme les yeux, des étoiles multicolores se mettent à danser une ronde au rythme de ce battement sourd. Il fait lourd. Puis quelqu’un se met à ronfler. Ou est-ce le père André qui râle ?…
Que cette journée de printemps a été longue et chaude !… Qu’on se sentait solitaire dans les rues, malgré tous ces gens qui déambulaient ! Que les camions, les autos et les tramways étaient bruyants !… J’ai marché, marché… les visages m’étaient tous étrangers, et j’ai pris peur, car il me semblait que j’étais soudain devenu invisible…
Dans une église, des montagnes de chaises étaient empilées dans les coins, une nonne demandait la charité à la porte. Avec sa coiffe empesée et ses larges jupes, elle avait l’air d’un oiseau géant. Tous ceux qui entraient lui donnaient de l’argent. Elle murmurait des prières, tandis que ses doigts s’attardaient longuement à chaque perle de son rosaire. Elle ne manquait toutefois aucun de ceux qui passaient devant elle, elle étendait le bras, une sébile en étain à la main. Elle m’avait regardé méchamment, parce que je n’avais rien donné. J’étais moi-même complètement démuni.
Ensuite, sur un banc au bord du fleuve, il avait fait très chaud. Mes chaussures étaient usées, et je me rappelais que je les avais usées sur les chemins qui passent par les vastes plaines, par-dessus les montagnes rouges et les petites rivières où fleurissent des lauriers-roses… Deux années, c’est long, et deux années, dès qu’elles ont passé, c’est court — dans notre souvenir.
Ensuite, j’ai traversé la mer, deux nuits et un jour… Puis ils m’ont mis une pièce d’argent dans la main et un billet de train…
Cela pourrait être romantique : un mercenaire congédié, un lansquenet. En fait, nous n’étions pas des lansquenets, nous n’étions pas des mercenaires. Tout était différent de ce dont nous avions rêvé. Pourtant, les plaines étaient belles, de même que les nuits d’été à même le sol, sans tente — et parfois la lune brillait : son reflet sur la terre était compact, presque tangible, tel du lait caillé. Mais elle scintillait et m’éblouissait, comme le fleuve, là, sous mes yeux… Le vieux fleuve dont les flots embrassent une île ! Qu’une église domine, elle aussi très vieille, comme l’île et le fleuve…
Puis je quitte le banc sur lequel j’étais assis, je traverse un pont et le bruit de la rue recommence — mais une haute grille est là, et derrière cette grille s’élèvent des arbres, et entre eux courent de blancs chemins : un bassin circulaire renvoie les rayons du soleil comme un miroir — qui se brise soudain, car des gamins y jettent des cailloux.
À l’ombre des arbres, des dieux blancs sont silencieux. Je ne sais pas s’ils sont de pierre ou s’ils sont vivants. — Voici pourtant que l’un d’eux me fait signe, et je prends place à ses pieds, sur un très vieux banc dont la peinture tombe en lambeaux, tandis que de profondes veines parcourent son bois. Je lève les yeux vers le dieu muet, je veux lui demander pourquoi il m’a appelé — mais voici qu’il est de nouveau sans vie et d’une froideur de pierre. Le froid émanant de lui est si rigoureux que je me mets à grelotter ; je n’y comprends rien, car c’est une chaude journée de printemps, l’air vibre au-dessus des sentiers de gravier, des enfants placent leurs bateaux à voile à la surface du bassin, où ils restent collés, immobiles, contre la bordure de pierre…
Un vieillard prend place à côté de moi. Il a le nez jaune et crochu comme un bec de perroquet, et son menton est si menu qu’il semble que son cou commence directement au-dessous de sa lèvre inférieure. Il déplie un journal et pêche, dans la poche supérieure de sa veste, des lunettes d’acier dont la monture est déformée. Il se met à lire avec recueillement, bien que les lunettes qu’il a mises sur son nez semblent n’être qu’un ornement, puisqu’il louche par-dessus les verres.
Il ronchonne :
« Tout va mal, très mal ! »
J’opine du chef, et j’ai l’impression que ma tête pèse plusieurs tonnes.
« Faim ? » me demande le vieil oiseau. Ce mot français résonne comme le croassement d’un corbeau.
J’acquiesce sans parler. Il me détaille. Mon costume lui paraît familier.
« Clemenceau ? » questionne-t-il.
Bien sûr que c’est un costume Clemenceau. C’est ainsi qu’on appelle en France les habits qu’il faut troquer, étant libéré de l’armée — et aussi de la Légion étrangère —, contre son uniforme. C’est avec eux que l’on retourne à la vie civile — et l’on porte cependant toujours un uniforme…
Une vareuse de toile gris sombre. Un pantalon sans plis. Ensuite : des souliers de marche usagés, deux caleçons, une chemise, un mouchoir.
Cinq francs et un billet de chemin de fer…