
Éléments d'un songe
Préface : Sourdillon Jean Marc
Recueil de textes courts où la réflexion à portée générale se tresse à l’évocation autobiographique, Éléments d’un songe rassemble des méditations sur la condition humaine, le rapport au divin et l’essence même du sentiment poétique.
Les Éléments d’un songe se présentent comme une suite de variations dont le thème initial est emprunté à L’Homme sans qualités de Robert Musil. À la suite de cet écrivain, grand rêveur en quête d’états parfaits à même de faire oublier la laideur de la vie et l’horreur de la mort, mystique sans Dieu, passionné de la nature, Jaccottet – qui l’a traduit – cherche à son tour, patiemment, les solutions qui permettent de vivre, suivant un élan poétique et philosophique tout à la fois.
Des figures de femmes sont fréquemment associées à ces méditations, donnant le sentiment que l’amour est capable d’effacer pour un temps l’angoisse ; mais « si le corps cherche la possession, l’âme n’en veut pas. La chance de Dieu est d’être insaisissable ». Car Dieu affleure dans toutes ces méditations, où l’auteur avoue qu’il voudrait redécouvrir « le feu des religions sans passer par la voie étroite d’une piété qu’il n’accepte pas ». Où peuvent mener cette mystique sans Dieu, cette soif de beauté et d’harmonie, ce refus de la réalité quotidienne, qui viennent buter sans cesse contre l’idée de la mort ?
L’itinéraire que l’auteur parcourt frappe par la noblesse de ses vues et l’honnêteté foncière de sa démarche, dont l’extrême exigence dépasse le pessimisme pour exprimer une ambition trop haute peut-être, mais qui ne désespère pas de s’accomplir.
Cette nouvelle édition d’Éléments d’un songe est introduite par une préface de Jean-Marc Sourdillon, écrivain, professeur et traducteur, qui a collaboré à l’édition des Œuvres de Philippe Jaccottet dans la « Bibliothèque de la Pléiade » aux Éditions Gallimard en 2014.
Auteur : Philippe Jaccottet
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 10 novembre 2022
Longueur : 148 pages
ISBN 9782940733507
Poursuite
À la fin des pages précédentes où alternent sans que je l’aie voulu les battements d’aile de l’éternité entrevue par un saint et l’affreux accroissement muet d’une tache de sang sur un lit d’hôpital, j’ai ouvert la porte de ma maison, d’une maison que j’avais habitée enfant dans la montagne, et quelque chose m’a été donné soudain qui était presque un poème, presque le bonheur. Voilà ce à quoi je reviens toujours en fin de compte comme à la vérité la moins incertaine : soit que j’aie essayé de voler plus haut que je ne le puis, soit que j’aie fait effort pour fixer mon attention sur le point le plus bas, cette espèce de trou, d’entrée des enfers où ruissellent, mêlés, le sang et le lait, il faut que je retrouve ma patrie, qui est un sol d’où monte, pareil à une plante, le chant poétique. Je crois vraiment pouvoir affronter maintenant sans faiblir les mille opinions divergentes qui ont cours sur la poésie, même sachant que des esprits infiniment plus subtils et mieux informés que le mien sont là pour les défendre. Car je ne me soucie pas tant de connaissance que de ne pas être enterré vivant comme beaucoup d’autres. J’ai erré longtemps, j’erre encore, il me paraît douteux que je cesse jamais d’errer ; au moment où je pensais avoir découvert ou seulement entrevu une direction, accourait une espèce de brume qui me la voilait. Il m’a semblé ainsi que la vérité était à la fois ces errances et ces brumes inséparablement liées, non pas les unes ou les autres ; qu’elle était cette multiplicité en apparence insensée. Réelles, certes, les fautes, les bassesses, les atrocités ; réelles les caresses, et réel ce mélange désespérant, révoltant, de jouissance et de dégoût. Mais quelles que soient les brumes et les éclaircies entre les brumes, si proches que paraissent les dangers, si effrayante l’irrésistible usure des corps, il y a quelque chose qui ne m’a jamais abandonné, et c’est cela que je veux essayer de décrire maintenant un peu autrement que je ne l’avais fait jusqu’ici : une espèce de rythme, l’observation d’une mesure indubitable et pourtant lointaine, une musique (mais ce mot, et plus encore celui d’harmonie que je pourrais aussi songer à utiliser, évoque pour nous quelque chose de fade, quelque allégorie peinte au plafond d’un opéra) ; il faut bien dire mesure, parce que cela peut signifier à la fois une ordonnance du temps et de l’espace, parce que cela comporte l’idée d’une règle, d’une certaine sévérité, et aussi l’idée d’une sagesse, proche de la modestie. Souvent, comme tout le monde, j’ai été près de désespérer, mais en dessous, en deçà plutôt qu’au-delà des brumes et des lueurs alternées, si j’avais réussi à me défaire des théories, du savoir, de l’assurance qu’ils nous prêtent, enfin de tout ce qui nous protège, nous enferme et nous ferme, je percevais de nouveau sans qu’aucun doute demeurât possible cette espèce de profond battement, aussi difficile à décrire qu’impossible à contester, ce roulement d’un bas tambour invisible ou simplement cette respiration d’être endormi, choses étranges et d’une certaine manière toutes proches, lois devenues souffle ou mélodie, commandements mués en constellations au fond des forêts, et tout cela est encore une approximation trop particulière, à la fois trop précise et trop frêle ; je devrais dire (oui, il faut que je parle en toute liberté, exactement comme j’en ai envie et sans me soucier un instant des objections) : le pas d’un dieu, la respiration d’un dieu entendus dans un moment de grand silence intérieur, aussi bien au centre d’une nuit de tempête que sur le seuil de l’aube la plus limpide, aussi bien dans l’horreur, l’égarement, qu’au cours d’une halte pleine de ravissement ; et si je dis cela, qu’est-ce que cela signifie ? Puis-je en dire plus, ou dois-je me borner là ? Cela signifie que se révèle à moi, sans autre caution, sans autre preuve que mon bonheur et la force que j’y puise, quelque chose qui a été appelé Dieu depuis toujours ; mais non pas une Puissance de la Nature, non pas un monstre, non pas la Raison, non pas Zeus ou Jéhovah ou Allah, non pas le Christ ou Bouddha ; pas davantage l’Âme du Monde, l’Humanité, l’Avenir… Mais cela, pour être détaché de toute histoire et de tout lieu, n’en est pas moins, n’en est que plus irrésistible, présent et fort : Insaisissable plus certain en un sens que tout ce que l’on pourrait saisir. Insituable partout présent…