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Entretien d'un sentimental avec son mur

François Debluë

Préface : Raboud Thierry

Avec Entretien d’un sentimental avec son mur, qui se compose de dix-huit récits que lie entre eux une secrète trame narrative, François Debluë fait défiler devant nous des hommes et des femmes pour la plupart voués à se provoquer, se griffer ou se déchirer, dans une sorte de folle impatience de s’aimer.

« Je suis un sentimental. C’est une sorte de faiblesse, je sais, une sorte de maladie, je sais. Vous en riez ; vous pouvez bien en rire, ça m’est complètement égal. Je ne suis pas un mou, je ne suis pas un lâche, je ne crois pas, je suis seulement un sentimental : je n’aime pas les murs. C’est un défaut, je sais, mais je n’ai pas le choix. Je n’aime pas les murs. Je ne dis pas les vieux murs, pierre de taille et fissures, je ne dis pas les murs irréguliers, leurs interstices inégaux, mousses et mortiers, tous les jeux de la lumière à leurs surfaces, non, je dis les murs que certains croient bon de dresser entre eux et moi, entre eux et vous, entre eux et eux, et ces murs-là sont de béton, lisses et inaltérables, ils ne se laissent entamer par rien, c’est du moins ce qu’ils prétendent, il leur faut ça pour se protéger, c’est du moins ce qu’ils croient ; moi je les soupçonne d’être plus fragiles et plus faibles que moi, je suis un sentimental pourtant, tenez, je me demande si derrière leur mur, à chaque fois, ce ne serait pas par hasard un sentimental qui se cache et se réfugie. Un sentimental qui s’ignore. Ou un sentimental qui se méfie de lui-même plus encore que de vous ou de moi. »

 

Ces récits, publiés précédemment par les Éditions L’Âge d’Homme (1994 et 1999), sont accompagnés dans cette nouvelle édition d’une préface de Thierry Raboud, poète et journaliste culturel.

Auteur : François Debluë
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 22 septembre 2022
Longueur : 180 pages

ISBN 9782940733200

Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940733217

Epub: ISBN 9782940733224

Le téléphone, oui, vite, le téléphone, cela même, il faut qu’il appelle sa femme, juste un coup de fil, surtout ne pas oublier, il oublie tout, une vraie catastrophe, mais sa femme, elle, doit se faire du souci ; warum ? il ne le sait plus trop bien lui-même, il essaie de se souvenir, il faut absolument qu’il sache avant de décrocher le combiné, mais il n’y a rien à faire, il n’est pas fichu de se souvenir, il cherche pourtant, il cherche, cela se voit, je voyais très bien moi-même la terreur se peindre sur son visage, le blanc des yeux, les yeux trop grands derrière les lunettes, et l’agitation des lèvres, et l’écume aux commissures ; mais comment lui venir en aide, quelle hypothèse, quel prétexte lui proposer pour justifier son appel ? Il tient le combiné dans sa main droite, sa main tremble légèrement, on entendait le son continu du téléphone comme d’une lointaine sirène qui serait restée bloquée sur la même note, il ne tardera plus à composer le numéro d’appel, cela suffira peut-être à calmer son angoisse, la voix de sa femme, le visage de sa femme, allô ? chérie ? Mais il fallait d’abord qu’il retrouve ce qu’il avait à lui dire, une vraie catastrophe, allez savoir warum, il cherchait, il cherche, délire et panique, je cherchais moi aussi, je voyais bien à son regard qu’il attendait que je lui vienne en aide ; il s’était posé sur le bord d’un tabouret qui se trouvait là, un tabouret en bois, tout le monde en avait l’habitude, ici, à l’atelier, chaque fois que l’un d’entre nous doit faire un téléphone, il utilise ce tabouret un peu austère, placé en retrait, dans l’angle du local proche de la fenêtre ; ce siège n’a rien d’agréable, on n’a jamais su qui l’avait placé là ni pourquoi il était aussi inconfortable ; certains d’entre nous devaient sûrement penser que c’était là encore une manœuvre du chef d’étage, on savait assez son avarice, sa sordide ladrerie, car en plaçant là un tabouret récupéré Dieu sait où, il avait pu réaliser d’un seul coup une double économie : et sur le prix d’un siège neuf, et sur le coût des communications privées que nous ne manquerions pas de faire en son absence, malgré les circulaires officielles qui nous enjoignaient régulièrement de renoncer à ces coupables pratiques. Ce à quoi n’avait pas pensé notre chef d’étage, c’est que le tabouret était placé en un endroit assez éloigné de l’atelier le plus proche pour que l’on ne fût pas dérangé dans nos sentimentaux entretiens par le bruit des rotatives.

 

Ce n’était pourtant pas ce siège qui devait préoccuper le plus notre ami, maintenant ; c’était bien plutôt ce téléphone qu’il devait faire. Il a décroché le combiné, warum ? la raison lui en reviendra peut-être au moment où il entendra la voix de sa femme à l’autre bout du fil, allô ? Elle doit se faire du souci, « un sang d’encre », ce qu’il me disait encore, tandis qu’il composait le numéro ; il y avait tout de même deux heures qu’il l’avait quittée, peut-être même trois, et elle n’ignorait rien de son état, rien des effets possibles et pourtant imprévisibles des médicaments qu’il prenait maintenant depuis quatre ou cinq jours, cinq ou six, il ne se souvenait plus très bien lui-même, « un sang d’encre », elle avait certainement constaté qu’il était parti en prenant la voiture, la voiture n’était plus dans le garage, elle devait se demander où il avait bien pu aller, dans l’état où il était, lui qui ne supportait de voir personne ; allez savoir, dans ces moments-là, quelle soudaine lubie vous prend, phantasmes, impulsions, quelle inédite manie ; à l’heure qu’il était, il pouvait être en train de filer à toute allure sur de sinueuses routes de campagne, lubie, il pouvait aussi trouver très drôle de traverser à cent quarante kilomètres-heure de paisibles bourgades tout entières édifiées le long d’une ruelle rectiligne, il pouvait encore, lubie, lubie, s’être engagé n’importe comment sur l’autoroute, allez savoir, mais il était vrai aussi – ce qui ne valait guère mieux pour lui ni pour personne –, il était vrai qu’il pouvait avoir trouvé bon de s’arrêter au premier bar venu pour y absorber quelques rasades de ces alcools dont il n’a, en temps ordinaires, ni l’habitude ni l’envie, mais dont on lui a dit et répété qu’ils constituent la plus grave des contre-indications pendant toute la durée du traitement qu’il devra suivre – et cette mise en garde aura peut-être suffi à stimuler en lui le désir, l’irrépressible curiosité de quelques essais, juste un verre, et encore un, un petit, un dernier, pour la route, ce qui était sûr c’est que la voiture n’était plus dans le garage, je le savais d’autant mieux que je venais de l’apercevoir au parking de notre entreprise, mais la femme de mon collègue, elle, devait se poser des questions.

 

Auteur.e

Écrivain, poète et enseignant vaudois, François Debluë est l’auteur d’une œuvre saluée en 2004 par le Prix Schiller et en 2013 par le Prix Édouard Rod.

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