
Giacumbert Nau
Préface : Rosselli Walter
Traduction : Quint Nicolas
À travers le personnage de Giacumbert Nau, Leo Tuor raconte de manière originale la vie du berger au quotidien: ses angoisses, ses rêves, sa fascination pour la nature qui l’entoure, sa méfiance à l’égard de la société de consommation.
En explorant la tradition, le développement du tourisme, la transformation de l’agriculture, Giacumbert Nau atteint une portée universelle, tout en donnant accès au désarroi particulier qui caractérise aujourd’hui le rapport des communautés romanches à l’avenir.
Giacumbert era siu num e cul medem bustap entschevevan ils nums da sias pastiras…
Son nom était Giacumbert, et c’est par la même lettre que commençaient les noms des pâturages dont il avait la charge.
Dans les montagnes du canton des Grisons, tout à l’Est de la Suisse, dans une de ces hautes vallées alpines dont la langue est le romanche, Giacumbert Nau travaille comme berger. Il est de ce fait un exclu au sein du microcosme où il vit. Solitaire, méfiant à l’égard des villageois qui l’exploitent, il garde ses brebis sur des alpages qui sont son refuge, d’où il contemple les pentes herbeuses en méditant sur l’évolution de la société romanche : le monde rural se meurt, les terrains sont bradés, le tourisme alpin menace l’identité des autochtones… Mais les journées de Giacumbert Nau ne sont pas que tristesse et désolation : il y a aussi l’attachement aux bêtes, la beauté de la nature, et l’amour d’Albertine – autant d’éléments qui font que la vie vaut d’être vécue.
Auteur : Leo Tuor
Titre original : Giacumbert Nau
Catégorie : littérature romanche
Date de publication : 10 novembre 2022
Longueur : 152 pages
ISBN 9782940733514
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940733521
Epub: ISBN 9782940733538
Je me souviens.
Il n’était pas bien grand et pas très beau. Il n’était pas très large d’épaules pour un homme, il n’avait pas de poil sur la poitrine. Une de ses jambes était un peu trop courte et de ce fait on le reconnaissait à son pas de très loin. (Il ne marchait vite que rarement, pour un berger. Peut-être à cause de cette jambe, peut-être parce qu’il avait l’habitude de se tenir immobile et de scruter les alentours avec ses jumelles.)
Il avait des mains fines. De la main gauche, ne saillait que le pouce, les autres doigts manquaient. La seule chose de belle qu’il avait selon moi, c’étaient ses yeux, mais il fallait attendre longtemps avant qu’il ne regarde quelqu’un dans les yeux, parce qu’il préférait les bêtes aux gens. Il détestait les gens, surtout ces gens qu’on appelait « peuple », ce troupeau aveugle et stupide, si prompt à suivre la direction que les prêtres et les politiciens lui indiquaient.
Non, penser n’était pas le point fort des gens. Prie et travaille et ne pense pas. Avoir du travail et rester bête et rabâcher les mêmes idioties jusqu’à la nausée. Voilà ce qu’étaient les gens.
La haine, le mépris et le rire étaient ses armes contre la bêtise. Au bout du compte, il a dû fuir vers les hauteurs, comme une bête blessée, et puis disparaître, disparaître comme la neige de l’an passé. Ne me demandez pas où.
Il ne croyait en rien, et en fait de confiance, il ne se fiait qu’à son chien. Une fois où Albertine avait dit qu’elle viendrait lui rendre visite, il avait répondu :
« Je ne le croirai que quand je te verrai ». Et elle avait répliqué, en protestant : « Si j’ai dit que je venais, je viendrai ! »
Il a seulement ri doucement, amèrement. Et il a dit (je ne sais pas s’il a dit cela à l’intention d’Albertine ou plutôt pour lui-même) : « Ne dit-on pas que ceux qui vivent dans les alpages ont leurs propres croyances ? » Et il a ajouté : « Croire c’est le bonheur et mourir, c’est la raideur. »
Dès l’âge de dix-sept ans, il avait arrêté de croire au Dieu des catholiques, le Dieu de péchés et de pénitences qui était toujours du côté des prêtres, puisqu’ils disaient ce que Dieu dit. De bonne heure, il avait cessé de croire à la vérité qu’ils prêchaient et à leur justice.
Et ceci encore : il ne croyait pas que l’homme soit bon.
« Je sais que je suis mauvais ».
C’était l’une des rares phrases qu’il disait.
Le ton de ces six mots me faisait froid dans le dos. Ses yeux superbes bouillaient dans les miens et il disait :
« Toi aussi tu sais que tu es mauvais. »
Et je le savais.
Son âme était souvent douloureuse, je le sentais à sa voix. Il ne disait que peu de mots, et exceptionnellement des phrases entières. On ne comprenait pas toujours ce qu’il disait, ce à quoi il pensait. J’ai tout écrit de la manière dont je l’ai entendu et vu. Ses mots sont passés dans mon sang sans que j’en comprenne toujours le sens. Mais en fin de compte, doit-on toujours tout comprendre ? Son nom était Giacumbert, et c’est par la même lettre que commençaient les noms des pâturages dont il avait la charge.
Il était fier de sa fille qu’il avait eue d’une femme mariée, et encore plus fier d’avoir réussi à faire un bébé juste avec la femme qu’il voulait, en se foutant pas mal des lois et des morales, sans que personne s’en aperçoive, pas même le « vieux » (comme il appelait son mari). Ainsi, il avait connu une fois le plaisir, il s’était arrangé pour que sa race ne s’éteigne pas, et enfin il avait rabattu leur caquet à toutes ces bonnes gens, aux vieilles femmes, aux mauvaises langues, qu’elles parlent en long ou en large. Je sais pourquoi il m’a dit cela à moi. Pour que je l’écrive, quand il serait parti, et pour que tous le sachent au bout du compte.