
La marche du Loup
Préface : Pante Isaac
Dans un style elliptique et inhabituel, Olivier Sillig présente ici un véritable ovni littéraire : geste médiévale, conte cruel, roman d’aventures, récit fantastique, La marche du Loup est tout cela à la fois. Le rythme lancinant du récit permet à l’auteur de tisser ses intrigues dans un climat envoûtant.
Ce texte choc et inclassable n’a pas trouvé d’éditeur… jusqu’à ce qu’une équipe de passionnés décide de fonder une maison d’édition pour lui donner une chance d’exister. La marche du Loup, à l’origine de la création des Éditions Encre Fraîche, constitue ainsi le tout premier titre de leur catalogue.
« Deux autres éclairs, immobiles, et fixes et ronds, à quelques mètres, dans le noir immédiat, derrière la fontaine. Wolfgang les a vus. C’est un regard. Lui et une bête, un loup, se fixent dans bouger. Un grand loup noir et un enfant mince avec des cheveux rouges. L’enfant sourit. Le loup peut-être – mais qui sait comment c’est, un sourire de loup ? »
En l’an mille, un enfant roux et muet qui vit parmi les loups va rencontrer les hommes. Il devient Loup rouge et chef de bande, et à travers lui, ce sont tous les rapports humains, complexes et violents à la fois, qui sont donnés à voir. Geste médiévale, conte cruel, roman d’aventures, récit fantastique, La marche du Loup entremêle le quotidien et la fable pour nous emporter dans un tourbillon d’aventures hallucinantes, à la manière des grands récits fondateurs de l’imaginaire humain.
Publié pour la première fois par les Éditions Encre Fraîche en 2004, La marche du Loup est accompagné dans cette nouvelle édition d’une préface inédite de l’écrivain Isaac Pante.
Auteur : Olivier Sillig
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 23 juin 2023
Longueur : 156 pages
ISBN 9782940749034
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749041
Epub : ISBN 9782940749058
La Liberté – Thierry Raboud, 1er juillet 2023
(…) Chronique d’un carnage hors d’âge, cette Marche cruelle envoûte par son atmosphère rehaussée de fantastique et par cette pulsation implacable d’une prose hautement stylisée en phrases lapidaires, où nulle psychologie ne se glisse. Violent, saisissant. Quels joyaux dorment encore dans les tiroirs d’Olivier Sillig?
Bon pour la tête – Patrick Morier-Genoud, 28 juillet 2023
Un livre fantastique et envoûtant, à découvrir ou redécouvrir
(…) Ce qui est formidable avec La marche du Loup, c’est qu’il s’agit d’un récit de relations au sein d’un réseau du vivant. De relations entre les gens, entre les gens et les bêtes, entre les actes et les vies et, par définition, entre le lecteur et le texte. Il y a là beaucoup d’intelligence, c’est envoûtant.
Taz iar dusent ist firgangan. churzlihho. ein uuisi. ein uuilari. ouh feltir ioh husir
inti tehir ioh gistreuui inti chirihha. alle man sint danafaran. uuig. ferro.
eteuuar. eteslih uuig.
L’an mille est passé. Depuis peu. Une clairière, un hameau. Quelques champs, quelques maisons, des toits, du chaume, une chapelle. Tous les hommes sont partis, la guerre, loin, quelque part. Une guerre.
C’est la Noël. Une femme au travail. Grand feu dans l’âtre, fumée, vapeur. Elle est là, jambes écartées, sur la paillasse. Il y a la sage-femme. Le bois craque, les ombres dansent. Le feu gémit, la femme aussi. Elle est au travail, c’est la première fois.
« Voilà, je sens la tête, pousse, pousse, pousse ! »
Mais ce sont des jumeaux. La Noël, des jumeaux.
Dehors des cris, le tocsin. Ça brûle quelque part. Avec le chaume il faut faire vite. À cause du gel, très vite, le gel assèche tout. Il faut faire vite, les hommes sont loin.
La femme passe un bras moite sur son front. Elle se lève. Elle chancelle un instant. Elle s’essuie. À même la robe, entre les jambes. L’étoffe est tachée. Du sang, les eaux. Elle enfile sa pelisse. Il faut faire vite, le chaume, le gel. Et pas d’hommes. La sage-femme tire les jumeaux près du feu, sur une peau. Elle les couvre. Elle sort aussi, les hommes sont absents, il faut tous y être, il faut faire vite.
Dedans, près du feu, sous la peau, les souriceaux nus endormis rampent.
Dehors, la chaîne a commencé. Les sacs de cuir passent de main en main, avec l’eau qui gicle et qui gèle. Pourtant la jeune femme a chaud entre les jambes. Pourtant le feu semble maîtrisé. L’obscurité retrouvée masque sa pâleur. Avec la nuit, la tache sombre à ses pieds on pourrait croire que c’est de l’eau. La femme tombe, exsangue, solitaire. Avec le froid, la rigidité est immédiate. L’incendie est éteint, la femme est morte, les nouveau-nés sont près du feu sous la maigre fourrure de vache.
On ramène le corps. Ça bouge sous la peau. Un rat ?
« Elle venait d’accoucher. »
Le bébé ? On soulève.
« Des jumeaux. »
Il y en a un qui gigote. On lui écarte les jambes.
« Un garçon. »
Et l’autre ?
« Une fille.
— Ils sont orphelins.
— Et Walah ?
— S’il revient. La guerre… »
La fille a rampé. Jusqu’à la petite épaule. Elle a mordu, elle tète. Elle tète encore, fixée à l’épaule de son frère. En dormant. Le garçon gémit, encore aveugle. On — la sage-femme — veut les séparer. Mais la fille tient bon, une proie, sa faim. Il faut tirer. Sur les deux corps. Le baiser laisse sa marque, rouge, presque noire. Première marque. La fillette hurle. Le garçon non, il ouvre les yeux. Il regarde. Du moins, c’est comme si. Il est mouillé, graisseux, sanglant. Couvert de poils. Il a des cheveux, presque longs. La fille est chauve. Ce sont des jumeaux, mais ils sont différents. La femme les lave. Dans le feu ranimé. Il n’y a pas de lait, la mère était seule en gésine. Mais une ânesse a mis bas, il y a peu. Elle sera leur nourrice.
Prévenu Dieu sait comment, le prêtre arrive le lendemain déjà. Dans le soir, sur sa mule. Depuis quelques heures il neige. La neige a pris le pas sur le froid. Pour quelques heures. Les robes, celle de l’ecclésiastique et celle de la bête, paraissent blanches dans le noir du soir. Ils arrivent en silence. Un silence étouffé. Demain il faudra faire du feu, la terre est trop dure.
Funérailles de la mère. Le froid est de retour, le cimetière est blanc, le prêtre est noir, son étole est rouge. Il y a l’odeur de l’encens. Seule odeur, elle envahit. Avec elle, le souvenir de ses braises chaudes. Les femmes prient. On est sans nouvelles de la guerre, sans nouvelles des hommes. Trop loin sans doute.
Ils ont disparu. Globalement. Les vivants et les morts. Même les morts ne rentrent pas. Une fois on saura peut-être. Dans très longtemps. Si un au moins revient.
Après l’enterrement de la mère, le baptême des enfants. Au garçon, le nom du grand-père, Wolfgang, un nom violent. À la fille, le nom d’une grand-mère, Luisa, un nom doux dont on s’est souvenu.