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La Suisse inconnue

Victor Tissot

Préface : Dewarrat Aurel

Qu’est-ce que la Suisse ? Des glaciers miroitant au-dessus de terrasses bondées ? Des lacs de dépliants publicitaires ? Les questions se bousculent dès la fin du XIXe siècle, et poussent Victor Tissot à présenter à ses lecteurs parisiens son pays, le vrai — selon lui, tout au moins.

« Puisqu’il faut toujours partir de quelque part, je vais commencer par vous dire comment je suis parti et ce que j’ai vu en chemin ».

 

Paris, fin du XIXe siècle. Voyageur infatigable, Parisien d’adoption, amoureux de son pays natal, Victor Tissot invite « ses lecteurs de France » à découvrir « sa » Suisse, loin des sentiers déjà battus par le tourisme. C’est de Paris qu’il nous entraîne vers les lointaines montagnes grisonnes, avant de traverser au retour les cantons du Valais et de Fribourg.

 

Au fil des anecdotes et rappels historiques, Victor Tissot dévoile sous nos yeux la mosaïque des traditions, des mœurs et des particularités qui forment la Suisse de son époque.

 

Publié pour la première fois en 1888 par Édouard Dentu Éditeur, La Suisse inconnue est accompagnée dans la présente édition d’une préface inédite d’Aurel Dewarrat, chercheur en histoire contemporaine à l’université de Fribourg et auteur d’un mémoire consacré à Victor Tissot.

Auteur : Victor Tissot
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 16 février 2024
Longueur : 420 pages

ISBN 9782940749515

Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940749522

Epub: ISBN 9782940749539

Echo Magazine – Thibaut Kaeser, 13 juin 2024

(…) Un ouvrage qui façonna en bonne partie l’image helvétique à l’étranger. Passionnant!

(…) Ce livre généreux a sa part de sens littéraire avec son parfum d’écriture du voyage. On est à pied avec le Fribourgeois, en diligence, en train, en bateau et à dos de mule. Toutes les régions suisses ne sont pas également parcourues. Il y a de grands absents. Il y a surtout des routes. Des itinéraires. De la curiosité. Une volonté de partage. Des anecdotes. Des saynètes. Des jugements à l’emporte-pièce. Des images d’Épinal, fatalement ! Lui qui se veut l’anti-Tartarin part de Paris, car il s’adresse à des lecteurs français…

(…) Je pris ma lorgnette, mais je n’osai pas dire à la vieille que j’apercevais au milieu d’un grand concours de monde des douaniers en armes qui avaient l’air de garder un prisonnier.

Le bateau se rapprochait de plus en plus des rives, vers lesquelles il envoyait de larges nappes d’eau bleue frangée de dentelles d’écume.

On distinguait maintenant à l’œil nu les maisons du village avec leurs treilles vertes, le couvent des Dominicains à l’entrée de la vallée, l’auberge avec son enseigne rouge, le petit débarcadère au pont de bois branlant posé sur des chevalets, et la foule endimanchée qui faisait cercle autour de deux douaniers entre lesquels se tenait un homme dont les mains étaient attachées.

 

La vieille s’était levée toute droite : elle regardait avec la fixité d’une hallucinée ; puis, tout à coup, elle devint pâle comme un linge, articula un nom d’une voix étouffée, — le nom de son mari sans doute, — et se laissa retomber sur le banc.

 

Le bateau abordait, on jetait les cordes ; tout le monde était occupé à suivre la manœuvre et à voir ce qui se passait à terre. Personne, excepté moi, n’avait remarqué l’émotion de la vieille.

Beaucoup de gens descendirent. Dès que la petite passerelle fut libre, les deux douaniers emboitèrent le pas derrière leur prisonnier et montèrent sur le bateau.

 

L’homme qu’ils conduisaient à Gravedona, où les prisons sont autrement solides qu’à Dongo, était un grand diable au teint pâle, aux yeux et aux cheveux noirs, à la barbe dure et frisée comme du crin, au cou maigre dont les muscles saillaient ; la peau de son visage était comme collée sur ses os et creusée de rides profondes : une véritable figure d’affamé. Il était vêtu d’une veste couleur olive, jaunie par les pluies, mangée par le soleil ; son pantalon de velours à côtes était couvert de boue et déchiré en plusieurs endroits.

Son apparition excita un vif mouvement de curiosité parmi les passagers, qui s’interrogèrent, se demandant si on le connaissait, si on savait pourquoi il avait été arrêté.

 

La vieille, à côté de laquelle j’étais resté, détourna vivement la tête et regarda d’un autre côté.

Comme le banc était libre près d’elle, les douaniers vinrent s’y asseoir avec leur prisonnier, qu’ils mirent au milieu d’eux.

Le bateau avait repris sa marche, côtoyant des bords très plats, marécageux, couverts d’oseraies aux longues tiges argentées, coupés de ruisseaux et de canaux formant l’embouchure de la Dongo.

Le prisonnier avait rabattu son large chapeau de feutre sur ses yeux, il semblait dormir.

 

Un des douaniers dit à son compagnon : « J’ai soif, et toi, Pietro ? »

Pietro, qui était près de la vieille, répondit : « Et moi donc ! après toute la poussière que nous avons avalée ! »

L’autre reprit :

« Eh bien, va boire le premier, tandis que je le garde ; moi, j’irai après.

— Je te ferai apporter un verre.

— Bien, va. »

Pietro se leva et descendit dans la cabine.

 

Deux minutes plus tard, une grosse sommelière aux manches retroussées arriva avec un grand verre de vin rouge qui tremblait sur une assiette.

Elle le présenta au douanier, qui glissa son fusil sous le banc afin d’avoir les mains libres pour boire à son aise.

 

Comme il lapait son vin à petits coups, en passant sa langue sur sa moustache, et qu’il avait entamé un bout de conversation avec une jeune voisine, la vieille, qui méditait son plan depuis Dongo, tira vivement de sa poche un couteau ouvert, coupa les cordes qui liaient les mains de son mari, et lui dit en lui montrant le rivage, qui n’était qu’à une centaine de brasses : « Felipo, par la Madone, sauve-toi ! »

Le contrebandier jeta un rapide regard autour de lui, et, ramassant toutes ses forces, d’un bond il sauta par-dessus le parapet dans le lac.

 

Son gardien vit le mouvement trop tard. Il demeura un moment stupide, comme pétrifié, tenant son verre d’une main et l’assiette de l’autre.

Cependant il se ravisa, et jetant les objets qui l’embarrassaient, il se baissa rapidement pour ramasser son fusil. Une balle bien dirigée pouvait encore atteindre le fugitif.

 

Mais la vieille veillait.

Au moment où le douanier se pencha, elle le poussa de toutes ses forces, il perdit l’équilibre et roula sur le pont. Pour le maintenir à terre, elle se rua sur lui, l’étreignant à la gorge. « Pietro ! à moi, au se… se… cours ! » hurlait le douanier.

Pietro ne pouvait pas l’entendre, et personne parmi les passagers ne voulait prendre parti contre une femme. Du reste, tout le monde était occupé à suivre le fugitif, qui nageait comme un désespéré et dont les chances de salut augmentaient à chaque seconde.

 

Enfin, Pietro arriva, appelé par les gens du bateau.

Il se jeta sur la vieille, eut mille peines à débarrasser son camarade, et, tandis que celui-ci la maintenait, il déchargea rapidement son fusil contre le fugitif, qui lui répondit par un geste ironique. Il venait de prendre pied sur la rive : il était sauvé !

 

Le malheureux douanier fit une si drôle de grimace que nous nous mîmes tous à rire.

La vieille, dépeignée, son bonnet dans le dos, les grandes manches de sa chemise déchirées, riait aussi, prise d’un fol accès de joie.

 

Quand elle vit son mari disparaître derrière les gros bouquets d’osier, sur la plage déserte, elle frappa des mains et dansa ; mais les deux douaniers mirent fin à ses démonstrations joyeuses, en la prenant brusquement chacun par un bras et en lui disant des mots grossiers. Puis ils la forcèrent de s’asseoir, et, ayant renoué les tronçons de la corde qui avait servi pour son mari, ils lui attachèrent les poignets. Douce maintenant comme une brebis, elle les laissait faire et leur disait : « Tout ce que vous voudrez… ça m’est égal… Il est sauvé !… Il serait mort dans vos abominables prisons où il n’y a pas d’air… Tout ce que vous voudrez, ça m’est égal, ça m’est égal ! »

 

Et elle riait, elle riait, se moquant des deux douaniers, qui la ligotaient en jurant et en serrant si fort la corde que le sang suait de ses mains.

 

Auteur.e

Victor Tissot (1844-1917) a connu à Paris une carrière littéraire couronnée de succès et il a enchanté ses contemporains par ses récits de voyage.

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