
La vaisselle des évêques
Préface : Poitry Guy
Récit d’une éducation sentimentale, La vaisselle des évêques est aussi une critique de la petite-bourgeoisie et une ode aux paysages lémaniques : la petitesse des agitations et des comportements humains y ressort d’autant plus vivement qu’elle se détache sur l’imperturbable beauté de la nature.
Au temps de la Réforme, menacé par la vindicte de la population vaudoise devenue protestante, un évêque fuit son château de la rive suisse du Léman. Il emporte avec lui des richesses dont son bateau ne peut soutenir le poids : il est alors contraint de se délester de sa vaisselle d’or, et depuis lors – raconte la légende – le Diable invite chaque Vendredi Saint les prélats de la région à partager avec lui, au fond du lac, un repas servi dans la « vaisselle des évêques ».
À la fin des années 1950, Pierre a dix-sept ans et cherche à fuir ses parents. Avec Denis, qui a le goût de l’aventure, ils s’installent dans le château des évêques, rebaptisé les Faverges et dont les propriétaires ruinés louent les appartements. Resté seul après le départ de Denis au service militaire, Pierre rencontre Hélène, qui lui fait découvrir la passion, ses illusions et la mesquinerie d’un monde petit-bourgeois où l’argent détient le seul vrai pouvoir.
Éducation sentimentale et hommage aux paysages lémaniques, La vaisselle des évêques a été publié pour la première fois dans la collection « Blanche » de Gallimard en 1959. Il est accompagné dans cette nouvelle édition par une préface inédite de l’écrivain et critique Guy Poitry.
Auteur: Georges Borgeaud
Catégorie: littérature romande
Date de publication : 22 août 2023
Longueur : 228 pages
ISBN: 9782940749089
Echo Magazine – Thibaut Kaeser, 18 janvier 2024
(…) Cette peinture d’une Suisse très vaudoise et petite-bourgeoise, comme on disait alors, ne manque ni de sel ni de saveur lémanique.
Lorsque j’eus dix-sept ans, mon père alla proposer mes services de petit clerc à l’Étude du notaire Marc Jaccard, qui, hélas, les accepta. L’illusion que je parviendrais à demeurer le maître de mon existence brusquement s’effondra, comme prirent fin d’incomparables vacances d’été, les dernières avant que d’entrer dans ma vie d’homme.
Je me présentai à l’Étude le premier lundi du mois d’octobre. Vraisemblablement pour me narguer, le soleil, ce jour-là, resplendit. Les vacances de vendanges débutaient pour les écoliers. À cette occasion, je me serais souhaité autre chose que d’engager mes premiers pas d’adulte vers la porte d’un bureau. J’aurais, plus volontiers, cueilli les raisins. Les immeubles commerciaux sont nombreux dans notre petite ville et ils m’ont, toujours, inspiré le plus profond dégoût, de l’horreur même. Sans penser avec sérieux aux moyens appropriés, je m’étais juré de les fuir. Peut-on se réjouir d’appuyer à une table sa liberté et d’avoir à reprendre le matériel triste de l’école que l’on vient de quitter ? Je connaissais l’ennui qu’il y a à demeurer enfermé. J’aimais le plein air, la campagne, les longues marches, la solitude. Ce n’était pas, évidemment, des qualités qui pouvaient constituer en elles-mêmes un métier, mais je ne désespérais pas de rencontrer, sur mon chemin, le miracle qui me permettrait de préserver mon goût pour la campagne, les longues marches, la solitude. De quelle manière ? J’aurais fait un excellent régisseur de domaine, visitant tous les jours et par tous les temps, en compagnie d’un chien féroce mais attaché à mes pas, les fermes et les terres. J’aurais franchi les champs labourés, pénétré au cœur des forêts, accepté le café chaud des métayers et le chien féroce mais attaché à mes pas, l’écuelle de lait. C’était un bel idéal certes, mais je n’étais même pas né dans les communs d’un château.
La veille de ce mauvais lundi, au lieu de me proposer une promenade en bateau, de me laisser partir en compagnie de Denis Germanier sur les routes, mes parents m’obligèrent à garder la chambre. Ils voulaient me voir prendre la mesure des responsabilités que j’allais assumer dès le lendemain. « Une date dans ta vie », me répétait mon père. Attendaient-ils de moi que je prie, que je médite comme un chevalier au cours de sa veillée d’armes ? L’enjeu n’en était guère digne. Cependant, je fus laissé à mes réflexions, mais au lieu de regarder en face mon avenir, j’avivais le regret de mon bien jeune passé. Je ne songeais pas à demain, je me remémorais ce dont hier, avant-hier, m’avaient gratifié, et déjà je forgeais des plans de révolte bien difficiles à exécuter.
Fils unique, mes parents avaient pris soin de me protéger des influences extérieures. Ils craignaient de me voir remonter de la rue avec une maladie contagieuse ou ce qu’ils appelaient de « mauvaises manières ». Ainsi, en voulant trop me préserver, ils me rendirent délicat et farouche. J’avais peu de divertissements. Je les ramènerai à deux : le trajet entre l’école et notre petit appartement, et ma chambre. L’un pour le spectacle de la rue, l’autre comme terrain d’expériences imaginaires, l’un pour m’éprendre de la beauté du monde, l’autre pour la savourer en secret et la réinventer.
Ma chambre était minuscule, ne recevant sa lumière que de la cour sur laquelle elle donnait. Le soleil ne s’y montrait que le soir. Je l’attendais. Discret comme un vieillard, il posait deux doigts étincelants sur les rideaux, la main entière, puis il entrait.
Je lui offrais mon visage et ma poitrine et pour mieux le retenir, je soufflais sur ses derniers rayons comme sur des braises, mais le feu ne repartait pas. Les oiseaux, dans les cages suspendues aux volets de la cour, dans leur bec avaient d’éloquentes roucoulades pour exprimer leur plaisir, mais la nuit venue, qui très tôt tombait comme un store sur la vitrine du joaillier, ils se taisaient. C’était l’heure de la complaisante mélancolie.
Ce lundi, ma mère m’avait éveillé de bon matin, de peur que je n’eusse pas le temps de m’apprêter. De me savoir engagé dans un métier, elle était pleine de fierté tandis que j’en ressentais de l’appréhension. Elle multipliait ses conseils. Je l’écoutais me recommander de ne pas omettre, chaque fois que le notaire Jaccard s’adresserait à moi, de faire suivre mes réponses d’un « Maître » très déférent. Que cela m’agaçait !
Ce matin-là, je fus révolté, une fois encore, que ma mère pût pénétrer dans la salle de bains pendant que je m’y lavais, sans même frapper à la porte. Je l’avais verrouillée, mais elle la secoua si fort que je dus ouvrir. J’en profitai pour lui dire qu’à partir de ce jour, elle devait me considérer comme un homme et avoir des égards pour ma nudité. Peine perdue ! Où plaçais-je ma pudeur ? me dit-elle. Elle me connaissait puisqu’elle m’avait fait, alors pourquoi me cacherais-je ? Un tel argument ne fit que confirmer la répulsion que j’avais pour les liens du sang.
Elle tailla mes ongles, me fit attendre pendant qu’elle rafraîchissait ma chemise d’un coup de fer. J’étais torse nu et ma situation me parut ridicule. Mon père ironisait de me voir me prêter à ces soins extrêmes, mais il n’aurait pas toléré que je m’y dérobasse. L’obéissance primait tout, même si elle devait me mortifier.
À huit heures précises, humilié de n’avoir pas réussi à convaincre ma mère que sa présence à mes côtés était superflue, je fis mon entrée à l’Étude Jaccard dont la réputation était bien assise. Le Maître était absent, aussi avais-je été remis entre les mains expertes d’Ernest Besson, chef de bureau tout imbu de ses pouvoirs et de ses responsabilités. Aussitôt, il s’était informé si j’avais pris la précaution d’apporter une blouse de travail. Ma mère, qui n’y avait point songé, perdit la tête, s’excusa comme si elle avait commis une faute grave, s’étonnant de me voir garder mon calme. C’était un bien mauvais début d’apprentissage !