
L'amour en bateau
Préface : Tschopp Walter
Suffit-il de se tromper de bateau pour perdre la femme de sa vie ?
Ce roman aux faux airs de comédie nous plonge dans les délicieux méandres de l’amour et du mariage.
« La femme de ma vie ne peut être qu’un personnage fictif, une femme que j’inventerais à distance et qui m’inventerait de même. À chaque rencontre, nous porterions notre plus beau masque et notre amour deviendrait tel qu’il serait impensable de le ligoter dans le partage. Notre amour aurait l’intensité d’une trace et la légèreté d’une préférence. »
Et si tout n’est qu’apparence, un mari n’en vaudrait-il pas un autre ? À quai, deux bateaux attendent deux noces et leurs invités. La débandade de la fête qui approche sème la pagaille, le hasard sépare les mariés… C’est sur la reconstitution de cette journée folle que Jean-Bernard Vuillème lance son narrateur-enquêteur pour produire un délicieux et merveilleux roman sur l’amour, le mariage, et notre connaissance de nous-mêmes et des autres.
Publié aux Éditions Zoé en 1990, L’amour en bateau est précédé ici d’une préface inédite de Walter Tschopp, conservateur à la Fondation Atelier d’artistes, à Saint-Maurice (VS).
Auteur : Jean-Bernard Vuillème
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 23 août 2024
Longueur : 144 pages
ISBN 9782940749973
Egalement en format numérique
PDF : ISBN 9782940749980
Epub : ISBN 9782940749997
Marie Claire Suisse – janvier 2025
(…) Ainsi de cet Amour en bateau, version plus fantasque que satirique du fameux « Embarquement pour Cythère », qui frise allégrement la quarantaine et n’a pas perdu une once de sa cocasserie, ni de sa subtile compréhension du coeur humain.
Pour moi, cette histoire a commencé sur la terrasse du Presse Café, en face de la carcasse de Zoo-Bahnhof. Je lapais tranquillement ma bière. Avant de reprendre mon enseignement de français, je m’y installais d’habitude le mercredi soir pour boire et regarder passer les gens. Ce n’est pas que je sois un type asocial, mais j’éprouve souvent le besoin de m’isoler au milieu des gens et cette terrasse larguée près des mouvements d’une gare, en plein trottoir, convenait parfaitement à mes méditations. Quand j’étais bien tourné, j’échangeais volontiers quelques mots avec un consommateur, mais ce soir-là je me terrais dans le silence de la contemplation. Une question revenait souvent dans mon monologue, et j’y retournais jusqu’à l’obsession sans trouver de réponse : je me demandais pourquoi le célibat m’allait si bien. Et j’étais malheureux de me croire heureux comme ça, avec quelques aventures sans lendemains, sans enfant, sans famille. Mais je songeais surtout à l’horreur des lendemains, quand on voit distinctement, avec une lucidité crue, que toute cette beauté ne vaut qu’une nuit et qu’on en reste veuf avec quelqu’un de vivant.
J’étais dans ces dispositions d’esprit quand ce type m’a abordé. Je restais légèrement enivré, discret, quasi inexistant au bord de la cohue des trottoirs et au centre de mon vide affectif. Berlin déployait devant moi sa gueule de déchirure et d’insouciance, voulait encore nier la mort jusqu’au Frühstück1. Quelques clodos hirsutes venaient quêter des clopes a la terrasse du Presse Café et leur honnêteté était si grande qu’ils proposaient en échange leurs derniers pfennigs.
J’ai tout de suite perçu qu’il coulait un regard vers Le monde qu’un consommateur avait oublié sur ma table (cette histoire m’aurait été épargnée sans cet étourdi). J’ai senti qu’il se penchait vers moi, mais je n’ai pas pris la peine de le regarder. Je ne voulais pas parler, je lui tournais le dos. Cela ne l’a pas empêché de m’adresser la parole : « Vous voyez, dit-il, tous ces gens ? Savent-ils ou ils courent ? Est-ce qu’ils savent ce qu’ils font ? »
Je me taisais. Cependant, il demeurait dans cette attitude penchée, son épaule touchant presque la mienne. Il fallait bien dire quelque chose : « De toute manière, on ne peut pas savoir où vont les gens qui passent et après quoi ils courent. Ou on le sait très bien, au contraire : tout le monde court après les mêmes choses. »
C’était bête, cette petite philosophie de boulevard. J’ai haussé les épaules. Il a repris : « Moi, par exemple… » Alors j’ai tourné légèrement la tête vers lui et j’ai bâillé tout mon saoul, afin qu’il mesure bien l’intérêt que je prenais à sa conversation. Pour éloigner les raseurs, il n’y a rien de tel qu’une bonne impolitesse. Ce n’est pas parce qu’on jacte pareil qu’on a des choses à se dire : je ne crois pas à l’universelle fraternité de la francophonie. Et puis j’ai toujours été agacé par les baveurs d’autobiographie, les bouleversés permanents qui vous prennent à témoin de leurs malheurs et considèrent, semble-t-il, que c’est un devoir d’écouter leurs lamentations, de les comprendre et même de les approuver. Mais cette fois, c’était pire que tout, j’étais tombé sur une tique de la confidence. Il aurait fallu l’arracher. La vue de mes amygdales ne l’a pas découragé.
« Moi, par exemple, a-t-il poursuivi, je suis venu chercher une femme sur le quai et je ne l’ai pas trouvée. Vous ne l’auriez pas vue, par hasard ? »
Cette question saugrenue ! Je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander si elle était inscrite femme dans le dos. Bien sûr, il se proposait de me la décrire et jurait ses grands dieux que cette femme-là, n’importe qui la reconnaîtrait parmi des centaines de femmes, tant elle était, comment dire, d’une beauté unique en son genre, inimitable, magnétique précisa-t-il, comme s’il avait trouvé le mot décisif. Il cherchait une brune de taille moyenne, il cherchait surtout les mots susceptibles de rendre évidente cette créature exceptionnelle aux yeux d’un étranger, et s’énervait, dans son acharnement, de n’y pas parvenir. Cette femme occupait toute sa pensée, il voulait absolument la retrouver, mais elle ressemblait dans sa bouche a des milliers de femmes entrevues ; elle avait des yeux bruns très clair, des cheveux bruns mi-longs et portait probablement une jupe blanche a mi-mollet… Ainsi ce qui nous est le plus cher au monde reste indicible la plupart du temps, et le ridicule menace : l’ordinaire étend partout son empire. Malgré ses efforts pathétiques, il n’arrivait pas à dégager un semblant de portrait qu’on put se représenter, en réalité, comme une merveille du monde. Il fallait tout imaginer.