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L'année de l'avalanche

Giovanni Orelli

Préface : Giottonini Matteo

Traduction : Viredaz Christian

L’année de l’avalanche raconte la vie dramatique des habitants d’un village du Haut-Tessin sur lequel plane un danger d’avalanche.

À l’instar de la neige dévalant les pentes de la montagne, la modernité et les techniques urbaines bouleversent le monde rural et contraignent l’individu au changement.

Un village enneigé dans une vallée tessinoise isolée : tout près d’ici, et en même temps comme une crèche en dehors du temps. La nature maternelle est striée par de subtiles froissures, troublée par un crépitement à peine audible, qui peut devenir effondrement, apocalypse : c’est l’avalanche, suspendue comme une malédiction au sommet de la montagne. Il faudra quitter ces maisons, évacuer les lieux, partir ailleurs. Les gens s’en vont, après avoir résisté le plus longtemps possible ; ils abandonnent le « bois sacré », les vieux dans les cimetières, le superbe paysage alpestre rendu plus lisse et plus parfait encore par cette neige même qui le mine. Le narrateur aussi change d’horizon : il goûte à la ville, à ses femmes, à sa saveur d’acide phénique si différente de celle de la tendre mousse de la montagne, tout en cherchant à épancher la secrète obsession amoureuse née dans le silence du village, sous la menace constante…

 

L’année de l’avalanche (1965, prix Charles-Veillon) est considéré comme un texte manifestant l’entrée de la production littéraire du Tessin dans la modernité. Cette nouvelle édition propose une traduction retravaillée du poète et traducteur Christian Viredaz ; elle est accompagnée d’une préface de Matteo Giottonini.

Auteur : Giovanni Orelli

Titre original : L’anno della valanga
Catégorie : littérature italophone
Date de publication : 22 septembre 2022
Longueur : 130 pages

ISBN 9782940733354

Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940733361

Epub: ISBN 9782940733378

Les prés, les maisons, les plantes et la montagne sont couverts de neige, et un vol de corbeaux indique encore de la neige. Tout en haut d’une maison, juste sous le faîte, une fenêtre s’ouvre, mais on ne peut pas voir qui c’est, l’antre reste noir. Deux garçons qui passent par là lèvent les yeux, disent :

« Qu’est-ce que tu veux ? »

« J’ai la neige dans les os, je le savais bien, moi. »

 

La vieille femme referme la fenêtre. Sous la neige, notre bois a l’air plus dense. De temps en temps, la neige poudreuse qui tranquillement s’accumule sur les branches hautes des sapins et des mélèzes se met à peser, et fait plier la branche, puis tombe et entraîne dans sa chute la neige d’autres branches, plus bas, et transforme l’arbre en un nuage blanc. Les branches libérées de ce poids oscillent un moment dans l’air et se remettent lentement à blanchir à cause de la neige qui continue de tomber. Au pied des arbres, entre les troncs, le sol est tout noir. Une fois, derrière le second mélèze, il y avait un loup qui se tenait immobile sur ses jambes écartées, et qui regardait la neige et le village. Maintenant, sous ma fenêtre, il y a seulement un chat qui avance dans la neige à pas circonspects, renifle et s’en va.

En bas à la cuisine ils me disent que ça a dû commencer à 4 heures.

 

Je ne sais pas si c’est le destin qui veut ça, mais ça commence toujours à 4 heures. La Maria au Serafino, qui se lève toujours à cette heure-là, sans attendre qu’arrive de la vallée le son de l’Ave Maria, a ouvert le contrevent qu’il commençait à neigeoter. Alors que les garçons avaient encore le culot de se tourner de l’autre côté sous les couvertures, elle, elle menait déjà ses vaches à la fontaine. Je vous dis, le temps qu’elles aillent plonger le museau dans l’eau de la fontaine, et déjà elles me rentraient à l’étable avec trois bons doigts de neige sur le dos.

 

Pendant la journée aussi, après 4 heures, il recommence à neiger. Avant 4 heures, le temps se lève, peut-être à cause du peu de soleil qu’il y a, bien qu’invisible, au-dessus des bancs de brouillard. Ensuite, à l’heure où d’habitude le soleil disparaît derrière la grande montagne, le gris du ciel s’abaisse jusqu’à toucher les toits, et il se remet à neiger. Peut-être que, pendant la nuit, le temps est régi par la loi qui gouverne, à ce qu’on dit, le vêlage des vaches : c’est peut-être un effet de la lune, même si la lune est invisible au-dessus des épais bancs de brouillard : les paysans surveillent les vaches jusqu’à minuit et, si à cette heure-là elles n’ont pas encore mis bas, ils peuvent aussi bien s’étendre sur la paille pour trois ou quatre heures, le veau naîtra à l’aube.

 

À minuit, quand je vais me coucher, la neige aussi arrête de tomber, on voit seulement le noir du ciel. Le soir, à 4 heures, ça commence avec l’air qui se fait plus doux, ensuite on sent l’odeur du brouillard qui descend le long des toits.

 

Et puis ça commence ; au début c’est un grésil qui tombe dru, de petits grains qui ne touchent pas le sol, voltigent à toute vitesse et se perdent dans de grands nuages de neige. Des pans des toits, le vent souffle encore de la neige devant les portes d’entrée, puis le vent tombe.

 

Quand le vent tombe, l’air est comme vide d’air, mais ça dure peu : le vide recommence à se remplir d’air, immobile, et de flocons de neige qui descendent verticalement et calmes, dans l’air qui sent bon la neige. Il y en a qui regardent la première neige sans haine ou craintes depuis le seuil de leur maison, ou bien d’en haut un escalier de pierre ou de derrière les carreaux d’une fenêtre, en écartant un voilage, ou à l’abri d’un avant-toit.

 

La neige tombe sur la neige avec un bruissement subtil. Au bout de quelques jours, il y a seulement cette neige qui tombe.

Elle est si légère, compacte, froide et sèche qu’elle étouffe tous les bruits. La couche croît en silence ; mais si on passe et qu’on s’arrête de penser, près d’un des courts talus de chaque côté de la route, comme même cette légèreté se met à peser, il arrive qu’on perçoive un léger affaissement dans la neige, une couche supérieure qui s’installe sur la couche de dessous, plus solide déjà, et apte à son tour à supporter une nouvelle couche d’air et de neige, et à appuyer toujours plus sur celle de dessous, comme par une volonté immanente de devenir glace : de couche en couche, imperceptiblement toujours plus hautes, toujours plus compactes, disparaissent les signes des sentiers, les limites, les haies entre les prés, les bornes de pierre ou de bois qui indiquent ce qui est à moi, à toi, à lui, au seuil des propriétés, le souvenir du centimètre de terre volée, les cicatrices des partages litigieux des ans et des gens du passé, les croix des campagnes qui disent une prière à Dieu, tout.

 

D’heure en heure, de jour en jour, la neige monte, ce sont des cristaux sans poids qui se fondent et qui s’élèvent vers le rebord des fenêtres les plus basses. Le tas monte comme une haie, une muraille, obscurcit les cuisines.

Si je passe devant la fenêtre de la Vanda, je regarde toujours si elle est là, derrière les carreaux. J’espère toujours. L’évier est juste devant la fenêtre, ou bien elle se peigne les cheveux à la lumière du jour, en soulevant les bras et en renversant un peu la tête en arrière.

Après toute la neige qui est tombée ces nuits, on voit seulement l’extrémité supérieure de la fenêtre. Je ne peux plus parler à la Vanda, à travers la vitre, avec les mains.

Lorsque je vais me coucher, la neige a effacé toutes les traces de la journée sur la route.

Quand on rencontre tel ou tel du village, on se dit toujours les mêmes choses, qu’il neige, qu’il tombe de la neige, qu’il en descend à pleines brassées, qu’il neige des seilles, que ça s’accumule, que ça monte, que ça augmente, que ça n’a pas l’air de vouloir s’arrêter, que si seulement c’était du sucre, ou au moins du séré, que si on pouvait s’enfermer comme les marmottes, les taupes, que celui qui a inventé ce pays : comme au moment des pluies, mais avec beaucoup moins d’insistance, on se dit l’un à l’autre que ça mouille, en juillet qu’en attendant le foin sèche, en automne qu’on fait aller. Histoire de dire quelque chose, avant ou après de se saluer.

 

Auteur.e

Poète et écrivain tessinois, Giovanni Orelli (1928-2016) privilégiait le dialecte de sa région, contribuant au passage à faire entrer la littérature tessinoise dans la modernité.

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