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L'après-midi à la campagne, et autres textes sur l'art et le théâtre

Fernand Chavannes

Préface : Aguet Joël

Ardent défenseur d’un théâtre dépouillé de ses attributs bourgeois, joué par Jacques Copeau et les Pitoëff, ami de C.F. Ramuz qui l’admirait, Fernand Chavannes nous plonge dans le bouillonnement du spectacle vivant au tournant du XXe siècle.

Au début du XXe siècle, Fernand Chavannes est en quête : il cherche une forme théâtrale qui exprimerait la culture romande, loin d’un pâle calque de la culture française toute proche. D’articles de journaux en pièces de théâtre, il crée une œuvre foncièrement dramatique où les situations l’emportent sur le verbe. Les paroles, entre esquive et ellipse, dissimulent en effet autant qu’elles révèlent : « Comme dans Shakespeare. On ne s’avisait pas alors de tout dire. »

 

En quatre parties, le présent recueil rend hommage à cet auteur qui a bouleversé le théâtre en Suisse romande.
Une quinzaine de portraits de villes vaudoises, parus autour de 1910, se suivent comme un itinéraire, d’aventure en aventures ; ses écrits sur l’art et le théâtre, eux, s’égrènent de 1909 à 1931. Inconnu à ce jour, son projet pour la Fête des vignerons de Vevey distille des accents révolutionnaires. Enfin, la comédie-farce en un acte L’après-midi à la campagne oppose les modes de vie et d’expression de vignerons terriens à ceux de leurs cousins citadins intéressés.

 

Le présent recueil est accompagné d’une préface de Joël Aguet, dramaturge et historien du théâtre.

Auteur : Fernand Chavannes
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 25 avril 2025
Longueur : 256 pages
ISBN 9782940775330
Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940775347

Epub : ISBN 9782940775354

« Lettre de Paris – La Terre »

 

Les inondations terribles du Midi ont laissé entrevoir, comme à la lueur soudaine d’un jugement du ciel, une part de ces vérités qui sont sans doute au fond de l’histoire des siècles, mais à côté desquelles on passe d’ordinaire sans les voir… Faut-il se hâter de les oublier, ou les inscrire au grand livre de raison, pour en ressasser l’exemple ?… Les eaux ont monté de sept mètres, de onze mètres et davantage en quelques heures, comme les eaux des oueds africains, parce que les montagnes d’où naissent les rivières, les hauts plateaux qui les dominent, sont déboisés, et qu’a manqué ce filtre bienfaisant que sont les arbres, cette absorption puissante de l’eau que fait l’humus, la terre végétale, comme une éponge…
Un vieux paysan des environs d’Agen ne cessait, a-t-on raconté, de prédire le désastre en montrant du doigt les croupes pelées : « On nous donne des écoles et des cinémas, répétait-il ; on ferait mieux de ne pas nous enlever nos arbres. » Il se faisait traiter de radoteur.
Aujourd’hui, tout le monde le dit : il faut reboiser.

 

Très bien…. Mais d’abord, croyez-vous que dans un an, dans six mois, dans trois semaines, on y pensera encore ? (On n’y pense déjà plus.)
Et puis, croyez-vous que ce soit si facile de reboiser, contre les chèvres qui tondent tout, contre les moutons qui arrachent tout, contre les propriétaires dont l’avidité fait couper tout ? Croyez-vous qu’après avoir déboisé pour jouir de leur argent, ils aient souci, ces bons propriétaires, de replanter pour leurs arrière-neveux ? « Après nous le déluge », ils ont dit. Le déluge est venu.

 

Mais il y a une chose beaucoup plus terrible encore, c’est que le plus souvent on ne peut pas reboiser. Pourquoi ? Parce que la terre végétale a disparu. Elle a été emportée par les eaux. C’est ce que les gens en général ne voient pas. Il y a eu le geste du vieux paysan d’Agen ; il y a eu le cri presque désespéré d’un homme appartenant sans doute à cette noblesse qui se tient elle aussi près du sol (M. de Bersaucourt, dans La liberté) : « Pendant l’hiver 95-96, le plateau dénudé de Soulcen (dans les Pyrénées), saturé d’eau par les pluies d’automne, puis surpris par la gelée qui l’a désagrégé, a été emporté par une forte pluie d’orage au fond de la vallée. Toute la physionomie du canton en a été rendue méconnaissable… La même année, dans le canton de Pauze-Plane, le faîte déboisé de la montagne formé d’une plaque de huit à dix hectares fut précipité au bas du versant. La masse de débris entraînée par un seul orage a été évaluée à trois cent mille mètres cubes… Dans le bassin de Pique, le torrent de Laou-d’Esbas, se formant sur un versant déboisé, a emporté en une seule nuit six cent mille mètres cubes de matériaux au pied de la montagne… »

 

Dans les Hautes-Alpes, dans les Basses-Alpes les mêmes catastrophes. Là où il y avait il y a peu de temps encore des forêts, des prés irrigués, des champs, il n’y a plus que montagnes chauves, versants de rochers, déserts de pierraille. C’est un pays « frappé de mort », les villages sont abandonnés, les maisons sont en ruines. Je me rappelle avoir assisté jadis aux efforts courageux que faisait un colon de Tunisie pour reboiser une colline nue qui dominait ses champs. Dans un peu de terre qu’il apportait à grand peine et tassait dans les creux ou essayait de retenir par des clayonnages, il plantait de jeunes pins. Il espérait reformer ainsi peu à peu une couche de terre végétale. Dans des milliers, dans des millions d’années peut-être. Et encore !… Refaire ce que la Terre a fait dans sa solitude, au cours des longs âges, qui ont duré depuis les marais préhistoriques !… Non, il faut voir cette vérité : l’homme ne peut en ces matières que détruire.

 

Et fatalement il détruit. Le vieux monde habité, tout le monde méditerranéen est réduit à l’état de nudité, de la Syrie à Gibraltar. Des montagnes pelées, des fonds de pierraille ou marécageux, des plaines désertiques. La Grèce est une terre morte, la Palestine, toute la côte africaine qui était encore très boisée sous la domination romaine, une partie de l’Italie et de la France. Sans doute des hommes vivent encore sur ce vieux sol et de ce vieux sol ; ils tirent leur nourriture de champs maigres et de troupeaux de moutons ou de chèvres qui aggravent le mal ; ils ne trouvent plus dans une terre desséchée la sève qui est sans doute nécessaire aux belles civilisations comme à la frondaison des grands arbres. C’est qu’il n’y a pas seulement un corps, il y a un esprit de la Terre qui s’en échappe. Les anciens Grecs ont fait naître la poésie et les grands mythes religieux dans les fraîches contrées, profondément boisées, du Parnasse et de la Thessalie.

 

Mais il semble que la Terre, après le passage de l’homme, soit comme une femme dévastée, déchirée, une fois accouchée de la beauté qu’elle portait en elle. Jamais les civilisations ne sont revenues sur les pays où elles se sont développées une fois, et qu’elles ont épuisés. L’Assyrie, l’Égypte, la Grèce, l’Italie, l’Espagne… Est-ce au tour de la France de se dénuder sous une civilisation déjà vieille, et avec elle tout l’Occident ?… Voici que le flot dévastateur de la civilisation se jette à présent sur les terres nouvelles de l’Amérique. Dès aujourd’hui un gaspillage magnifique de toutes les ressources naturelles y règne, comme on sait. Après, il restera une dernière réserve de fraîcheur, les immenses forêts de la Sibérie, dont on raconte les prodigieuses richesses. Après…

 

Aujourd’hui,
no 21, 24 avril 1930, p. 4.

Auteur.e

Fernand Chavannes (1868-1936) cultivait son verger le jour et écrivait la nuit, en quête d’une nouvelle identité pour le théâtre romand de son époque.

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