
Le roseau pensotant / Avant la grande réforme de l'an 2000
Préface : Losseroy Gilles
Vialatte tragique, Queneau métaphysique, Rousseau infiniment respectueux de l’être humain, Henri Roorda avait deux visages que ce recueil permet de découvrir simultanément : le pince-sans-rire dévastateur était doublé d’un pédagogue visionnaire.
« Depuis le jour où j’ai perdu mon idée, j’ai toujours un calepin et un crayon dans ma poche. Et, quand l’Esprit m’a fait l’insigne honneur de me visiter, je traduis immédiatement, avec les pauvres mots du langage humain, la vérité fulgurante et fugitive qui a brillé une seconde dans la nuit de mon cerveau. Ces visites sont rares et infiniment brèves. Mais, bon an mal an, la précaution que je prends me procure une idée par semaine (quelques fois deux) ».
De l’utilité d’avoir deux jambes à la recherche de son « soi », armé d’une plume ravageuse, Henri Roorda s’attaque à des sujets triviaux pour mieux relever les travers de son temps. Le succès de ses courts billets, publiés dans la presse, le pousse en 1923 à en réunir une sélection sous le titre Le roseau pensotant.
En 1925, il met sa verve au service de l’enfance et d’une éducation plus intelligente dans Avant la grande réforme de l’an 2000. Cent ans plus tard, ses réflexions sans concession conservent toute leur pertinence et leur fraîcheur : « Il importe peut-être, avant tout, que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes fassent très tôt l’apprentissage de la docilité. Mes vœux n’en sont pas moins légitimes. Je voudrais qu’en l’an 2000 l’État fût assez désintéressé, assez artiste, pour favoriser dans une École « de luxe » le développement de quelques esprits libres sur lesquels il ne pourra jamais compter. »
Publiés en 2003 par les éditions L’Âge d’homme, Le roseau pensotant et Avant la grande réforme de l’an 2000 sont accompagnés dans cette nouvelle édition d’une préface inédite de Gilles Losseroy, maître de conférences à l’université de Lorraine.
Auteur : Henri Roorda
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 22 août 2023
Longueur : 168 pages
ISBN 9782940749096
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749102
Epub : ISBN 9782940749119
Autrefois et aujourd’hui
Hier, en me promenant, j’ai vu un citoyen arrêté au haut du large escalier qui donne accès au Tribunal Fédéral. Le Palais majestueux me fit penser confusément à tout ce qu’ont produit l’art et la science des hommes. Quant à l’individu, un terne fonctionnaire ponctuel, chaste et économe, il était sans prestige. L’humanité ne lègue pas toutes ses grandes vertus à chacun de ses enfants.
Le baron Z., un soir, avant de se mettre au lit, s’arrêta devant son armoire à glace ; et, après quelques secondes de contemplation, il déclara nettement : « Je suis ce qu’il y a de plus laid dans ma chambre à coucher. » Le baron est assez riche pour dédaigner les jouissances que procure la fatuité ! (C’est son valet de chambre qui a recueilli le propos et qui en a fait part à ma cuisinière fidèle.)
Le gentleman intelligent dont je parle est un quinquagénaire ventripotent, aux bajoues flasques. Il aurait pu faire une comparaison tout aussi désavantageuse pour lui dans son salon, dans son fumoir ou dans sa salle à manger ; car toutes les pièces de son luxueux appartement sont meublées avec un goût parfait.
Ce soir-là, avant de s’endormir, il songea peut-être à ses lointains ancêtres des temps préhistoriques. L’homme primitif, dans sa sombre grotte, n’avait pas, pour être modeste, les mêmes raisons que le baron Z. Son lit n’était rien de plus qu’un amas de feuilles sèches. Sa lourde massue gisait sur le sol, près du lit. Et, au plafond, s’il faut en croire les savants, était suspendue la grosse arête de poisson qui servait alternativement de fourchette, de cure-dent et d’aiguille à coudre ; et qui, la nuit, devenait la targette assurant la fermeture de la porte. C’était tout.
L’homme primitif était incontestablement plus beau que son mobilier. Quant à sa compagne, quelque mal équarrie qu’elle fût, elle pouvait être sûre d’être aimée « pour elle-même ». La grande feuille de catalpa qu’elle portait en manière de corolle, vêtement unique, n’ajoutait pas grand-chose à ses charmes. Aujourd’hui, le génie des grands couturiers, des coiffeurs et des modistes peut donner un éclat très efficace à des êtres disgracieux dont la seule existence suffirait pour prouver les actes de sabotage de la Nature.
Ce n’est pas à l’embellissement de leur race que les hommes ont appliqué leur génie. La beauté des âmes et des corps n’est peut-être pas un trésor susceptible de s’accroître de génération en génération. Faisons cette hypothèse avec mélancolie, car la comédie humaine menace de ressembler, un jour, à ces pièces de théâtre qui ne doivent leur intérêt qu’à la splendeur des décors.
Donc, aujourd’hui, bien souvent, l’être humain est moins beau que sa coquille. Son cas n’est pas unique dans la série animale, car il existe de vilains mollusques acéphales qui vivent dans de jolies boîtes d’écaille. Mais il arrive à ces humbles invertébrés de sécréter parfois une perle précieuse. Et cet exemple venu d’en bas devrait nous faire réfléchir.