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Les aventures d'un jeune Suisse en Californie

Théophile de Rutté

Théophile de Rutté a vingt ans lorsqu’il quitte la Suisse pour Rio de Janeiro, à la fin du XIXe siècle. Trois ans plus tard, attiré par l’aventure, il rejoint la Californie en pleine ruée vers l’or. Il y fait la connaissance du général Sutter (héros de L’or, de Blaise Cendrars) dont il gagne l’amitié et qui le recommande pour le poste nouvellement créé de consul honoraire pour la Californie et l’Oregon.

 

De Rutté est un témoin privilégié du chaos social de ces années anarchiques, où ne manquaient de sucroît ni les tremblements de terre ni les incendies. Après de multiples péripéties, il revient en Europe et s’installe à Bordeaux. Au soir de sa vie, il met par écrit ses souvenirs américains et nous ouvre une fenêtre sur cette période si particulière.

Fils de pasteur né dans une petite ville de Suisse romande, Théophile de Rutté quitte son pays à l’âge de vingt ans pour aller travailler à Rio de Janeiro. Il reste trois ans au Brésil, mais son esprit aventureux rêve de participer à cette ruée vers l’or dont on parle tant. Il s’embarque alors sur un trois-mâts et débarque six mois plus tard à San Francisco où, parmi les trappeurs, les chercheurs d’or et les aventuriers de toute espèce, il rencontre le fameux colonel John Sutter, son compatriote, dont Blaise Cendrars immortalisera la mémoire.

 

Pour l’or, de Rutté arrive trop tard. Toutefois, il comprend rapidement qu’il y a beaucoup à gagner avec cette population avide de dépenser ; il s’installe donc comme négociant importateur. Grâce à Sutter et malgré son jeune âge, il est nommé consul de Suisse pour la Californie et l’Oregon. Il ouvre une succursale à Sacramento et manque de peu de périr noyé dans l’inondation de 1850. Après avoir subi une série de catastrophes, de Rutté choisit de rentrer en Europe ; il s’y marie et s’installe à Bordeaux, où il ouvre une agence d’assurances maritimes.

 

Publiée par Buchet-Chastel en 1979, cette autobiographie est présentée dans cette nouvelle édition par Emmanuelle Paccaud, chercheuse à l’université de Lausanne.

Auteur : Théophile de Rutté
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 23 juin 2023
Longueur : 240 pages

ISBN 9782940733989

Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940733996

Epub : ISBN 9782940749003

Culturehebdo – août 2023

(…) Le récit est extraordinaire et alléchant. Voyez déjà les premières lignes: « J’habitais à Rio depuis trois ans et je commençais à me lasser de ce ciel toujours bleu ». Un mec qui s’ennuie devant un ciel bleu, ça vaut le détour.

J’habitais Rio depuis trois ans et je commençais à me lasser de ce ciel toujours bleu, de cette nature toujours verte et de cette atmosphère toujours chaude.

 

Depuis longtemps les merveilles des tropiques n’avaient plus rien d’attrayant pour moi. Enfant de la Suisse, je soupirais après la blanche neige, je regrettais mes sombres montagnes couvertes de sapins et je me souvenais de ces longues soirées qui réunissaient toute la famille autour d’un bon feu de cheminée.

 

En un mot, j’étais tourmenté par ce sentiment que les uns appellent le mal du pays, les autres la soif de l’inconnu, et souvent le soir, posté sur une éminence de la praia de Santa Lucia, je me surprenais bâillant devant le magnifique spectacle du soleil se couchant somptueusement derrière les aiguilles de la Sierra des Orgues et caressant de ses derniers rayons la ville avec ses innombrables clochers et la baie avec son archipel d’îles et d’îlots.

 

Et cependant y a-t-il au monde quelque chose de comparable à la baie de Rio ?

 

Si vous voulez en avoir une faible idée, sortez de la ville par une belle matinée du mois de novembre et faites, en vous promenant, l’ascension du Monte Corcovado, le Rigi du Brésil.

 

Avant de poser le pied sur le sommet, fermez les yeux, puis vous tournant vers l’orient, jetez un regard sur l’immensité de l’océan. Calme et réservant traîtreusement ses fureurs pour les mois de l’équinoxe, la mer se déploie à l’infini, unie comme la surface d’un miroir.

 

À peine si les voiles qui entrent et qui sortent du port sont assez gonflées par la brise molle et tiède pour pouvoir franchir la barre. C’est l’air embrasé des déserts de l’Afrique qui a lentement traversé l’Océan et qui vient expirer sur les rives du Brésil.

 

La mouette plane silencieusement dans l’espace et si ce n’était le flux et le remous se brisant incessamment en écume blanche contre les rochers de l’île des Rats, vous vous croiriez suspendu entre deux ciels.

 

Puis faites un demi-tour à gauche. À vos pieds se couche, nonchalante comme une créole, Rio la superbe.

 

Ses hauteurs s’enfoncent mollement dans les plis ondulés de la colline de Santa Teresa, couronnée d’un vaste couvent et parsemée de charmantes villas. Ses pieds se baignent dans l’azur de la baie et tout autour d’elle se groupent, comme une cour de nymphes et de naïades, une multitude d’îles recouvertes de palmiers et d’orangers.

 

En face de la ville se dresse le noir rocher des Serpents, hérissé de batteries, plus au large le fort Sainte-Catherine et à sa droite deux petits forts blanchis à la chaux protègent l’entrée de ce paradis.

 

Ajoutez à ce panorama une forêt de mâts pavoisés des couleurs de toutes les nations du globe ; les chaloupes effilées des vaisseaux de guerre qui fendent l’eau en tous sens ; la lourde felouque avec ses immenses voiles latines ; le canot microscopique du nègre et la flottille de bateaux à vapeur qui communiquent à toute heure du jour avec Praia Grande et Santa Domingo, deux villages ou plutôt une longue série de villas qui bordent le côté opposé de la baie.

 

Au moyen de la longue-vue que vous n’aurez pas manqué d’apporter dans la poche de votre paletot, vous apercevrez la foule bariolée de blancs, d’hommes couleur café au lait et de noirs qui se coudoient sur la grande place du palais impérial.

 

Vous assisterez du haut de votre observatoire aux manœuvres des navires qui lèvent l’ancre pour aller louvoyer vers un autre hémisphère et vous verrez carguer les voiles de ceux qui, après une traversée souvent pénible, viennent se reposer dans ce délicieux refuge.

 

Si votre œil est bon, vous apercevrez le mulâtre indolent se balancer au bout d’une vergue, et si votre oreille est fine, vous entendrez bourdonner dans l’air le son des innombrables cloches qui jour et nuit ne cessent d’appeler les fidèles au culte du Tout-Puissant.

 

Encore un demi-tour, et le site qui se déroule à vos regards se transforme en un majestueux panorama, dont aucune sinuosité à vingt lieues à la ronde ne peut vous échapper.

 

Au premier plan se déploie dans toute sa luxurieuse végétation la campagne de Rio parsemée de jardins et de somptueuses villas ; au centre vous distinguez par l’élévation de ses édifices et l’étendue de son parc le palais de Saint-Christophe, résidence d’été de la famille impériale, où, six mois avant mon départ de Rio, j’avais eu l’honneur de parler en personne à S. M. Dom Pedro II.

 

Plus loin s’incline la délicieuse vallée d’Andarahi, limitée à sa gauche par la montagne de la Fifuca qui cache dans ses flancs fertiles de nombreuses plantations de café. Au fond enfin s’élancent les aiguilles de la Sierra des Orgues, dont les pointes effilées se confondent avec le bleu du ciel.

 

Quand vous aurez admiré suffisamment ce sublime spectacle, chef-d’œuvre de la création, vous vous demanderez sans doute ce qui peut déterminer un homme qui jouit de son bon sens à quitter cet Éden, lorsque rien ne le force à chercher ailleurs un bonheur, que nous ne trouvons au bout du compte qu’en nous-mêmes ou au-dessus de nous.

 

Demandez plutôt aux dieux de l’Olympe ce qui les déterminait à déserter leur Élysée pour venir se mêler aux misères de la terre… demandez à la foule des voyageurs ce qui les pousse à renoncer aux douceurs du foyer pour courir à travers mille périls et fatigues après une chimère ?

 

Tous vous répondront : l’inconnu ! L’inconnu avec son trésor de mystères, son horizon sans limites !

 

Heureux cependant le pauvre paysan qui ne connaît du monde que sa chaumière entourée par quelques arpents de terre, qui ne rencontre sur son chemin que des êtres aimés, et qui sait que là-bas, derrière l’église où reposent ses pères, ses enfants viendront à leur tour se recueillir sur sa tombe.

 

Mais tout enfant on nous apprend que le monde nous appartient. Le premier livre qui nous tombe sous la main est Robinson Crusoé ou Paul et Virginie. Le premier bruit qui frappe nos oreilles, c’est le sifflet de la locomotive, et la première chose qui étonne notre imagination, c’est le train qui passe avec la rapidité de l’éclair.

 

Après cela, n’est-il pas naturel que l’oiseau, sitôt qu’il sent ses ailes assez fortes pour le porter au loin, s’envole de son nid ?

 

Mais retournons à Rio, dont je ne vous ai montré que le beau côté. Chaque médaille a son revers.

 

Nous venons d’admirer du haut du Corcovado l’océan, la ville, les îles et la plus belle baie de l’univers.

 

Redescendons maintenant, et en suivant l’étroit sentier taillé dans l’épaisseur des bois, nous atteindrons bientôt le fameux aqueduc construit par Dom Pedro I ; il nous conduira à l’ombre des bananiers et des orangers jusqu’au cœur de la ville.

 

L’air pur et frais que vous venez de respirer se change subitement en odeur nauséabonde. Elle provient d’un ignoble mélange de détritus qui pourrissent dans les rues à l’ardeur du soleil, de la vase abandonnée par la marée descendante et par-dessus tout de ces émanations détestables qui s’exhalent du corps de la population noire.

 

Le soleil qui tantôt cherchait un timide passage à travers l’épais feuillage de la forêt vierge darde maintenant sur votre tête ses rayons de feu, avant-goût du purgatoire.

 

Vous vous hâtez de chercher du soulagement sous le toit qui couvre vos pénates. Sur le seuil de la porte vous vous heurtez au portier, vieux nègre qui s’amuse à pincer trois cordes tendues sur une calebasse, en laissant filer un à un par son nez épaté des sons monotones, variant à l’infini entre le mi et le sol. Sur l’escalier vous marchez sur un carapate, vers à mille-pattes qui adore la fraîcheur des murs et dont la piqûre est mortelle. Arrivé dans votre chambre, vous voulez vous rafraîchir mais au fond de la carafe vous voyez nager une hideuse bête noire, le caccerlac, qui communique à tout ce qu’il touche une odeur âcre et insupportable. Vous voulez changer de chaussures, mais avant de glisser le pied dans la botte, vous avez soin de la secouer pour faire déguerpir le scorpion ou la petite vipère noire qui aurait pu s’y loger pendant votre absence. Enfin vous allumez un cigare et vous vous disposez à passer la soirée sur le balcon à rêver en poussant des bouffées de fumée vers ce ciel brodé de myriades d’étincelantes étoiles. Illusion ! À peine installé, une armée de moustiques, avide de votre sang, vous entoure, vous assaille et vous dévore.

 

Lorsque vous en aurez enfin assez de ce ciel incomparable et de ses moustiques insupportables, vous vous jetterez sur votre lit de sangle et la nuit, plus embrasée que le jour même, vous refusera le sommeil, bien heureux si vous n’êtes pas tourmenté par une foule de petits animaux de tout genre qui n’attendent que ce moment pour chercher leur repas de cannibales. Si Morphée finit par avoir pitié de vous, vous vous réveillez le lendemain matin baigné dans votre sueur et affaibli par la perte d’une once de votre bon sang européen. Vous ne pourrez, chaque matin, aller vous réconforter dans l’atmosphère privilégiée du sommet du Corcovado, mais vous trouverez chaque soir en ville les terribles ennemis que je viens de mentionner ; mais malgré tout ce que j’en dis, j’ai sans doute eu au Brésil autant de moments heureux que j’en eusse trouvé partout ailleurs.

 

À cette époque je venais d’atteindre ma vingt-troisième année et à cet âge on n’est encore ni blasé ni désillusionné.

 

Auteur.e

Théophile de Rutté (1826-1885), fils de pasteur bernois, a émigré au Brésil avant de rejoindre la Californie, au temps de la ruée vers l’or. Il deviendra le premier consul honoraire de Suisse en Californie, sur recommandation du général Sutter.

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