
Les chagrins magnifiques
Préface : Burri Julien
Quarante-huit tableaux inclassables, contemplatifs ou gourmands, élégiaques ou désespérés, dont la force bouleversante et la grâce célèbrent la douloureuse passion d’exister.
Nouvelles, poèmes, fables ou portraits ? Qu’importe. La liberté rare de perception et de plume de Christophe Gallaz nous emporte, en quarante-huit brefs textes, dans un monde essentiel et divers. Le soleil en pleine gloire, une table chargée de victuailles, un homme épiant les morts, un couple épuisé… autant de scènes qui interroge le sens de la vie, la vérité et les apparences, l’éternité. Un livre nourri de grâce qui dévoile, avec une force souvent bouleversante, la passion d’exister.
Publié pour la première fois en 1986 aux Éditions Zoé, Les chagrins magnifiques est préfacé ici par Julien Burri, journaliste et écrivain.
Auteur : Christophe Gallaz
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 19 avril 2024
Longueur : 156 pages
ISBN 9782940749560
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749577
Epub: ISBN 9782940749584
L’univers tournoyant des cafés s’ordonne toujours autour d’un point de silence, qui est une femme installée seule à sa table. Elle est présente et pourtant lointaine. On ne l’a pas entendue pousser la porte. On a deviné sa silhouette sans la reconnaître. Elle s’est posée comme une ombre sur sa chaise. Elle commande une tisane au milieu des choucroutes et des vins. Elle ne bouge pas dans le bal des rires et des cris. Elle se tait dans la rumeur des plats et des verres. Elle regarde sans voir quand tous l’observent et s’épient. Elle se fige quand des volées d’avocats à la retraite s’abattent sur les bancs voisins, et se balancent des histoires salaces en bavant à demi sur des escadrons de bières allemandes. Elle répond d’un sourire au serveur qui la frôle. Elle lit le journal sans le lire et le replie, et le repose à côté d’elle avec la douceur des lasses. Elle fume des cigarettes longues qui s’envolent en filets bleus au plafond jaune. Je la contemple. Elle se dissout infiniment dans l’attente et la nostalgie. Elle songe aux royaumes d’où viennent les chats et les mystères.
Elle est assise devant la fenêtre. Elle respire en soupirs cachés. Elle a gardé sur ses épaules une cape de laine noire où son corps se noie, mais le profil de son visage est net sur le gris de la rue où s’étire la foule des hommes et des chiens, qu’elle semble absorber comme une figure d’oubli. Je la sais qui console en permanence tous les condamnés du monde, même ceux qu’elle ignore et ceux qu’elle déteste — puis ils s’en iront vers d’autres fenêtres et d’autres pardons, ceux-là, jusqu’à la mort enfin légère qui nous absoudra tous. La fatigue a distribué sur sa peau des rides fines que les fards ne cachent guère, et deux cernes en amande mettent un peu de deuil sous son front si pâle. Elle a deux boucles aux oreilles, les lèvres mauves, des yeux pers habités de regards immobiles, le geste rare, la main claire qui reprend la tasse et l’élève jusqu’à la bouche pour une gorgée lente.
Elle s’écartèle entre les dehors et les dedans. Elle voudrait être vue et n’exister point. Elle a bordé ses cils d’un rimmel dont les séductions l’effraient. Elle se méfie de ses propres pouvoirs. Elle requiert l’œil des hommes et cet œil la blesse. Elle aime incendier son cœur et sait qu’il flambera jusqu’aux cendres, elle savoure la solitude et sait qu’elle l’éteindra comme les veuves. Elle tremble devant cette malignité du désespoir qui la plonge de soir en soir, quand elle rentre chez elle où l’attendent quelques photographies presque jaunes et quelques torchons indiens, dans l’abîme des courages perdus.
Je l’observe à sa table. Elle a bu sa tisane et rappelé le serveur, elle renoue sa cape et se lève comme une ombre. Sa main prend un sac bourré de trésors dont la vanité n’est plus à dire. Elle ondule en marchant mais reste droite et raide, tendue comme sont les douleurs. Le talon de ses bottes bat le plancher, elle pousse la porte du café qui grince et balance derrière elle, on dirait une aile inutile accrochée là pour un salut dérisoire et je la suis. Elle fait quelques pas sur la place un peu rétrécie par l’hiver, des pigeons traversent l’air presque frais, elle tourne la tête vers le ciel et la penche à l’horizon, quelle grâce et quelle finesse, elle marche encore, sa cape bouge, ses cheveux dansent en souvenir d’autres danses et de vieux soleils à présent tombés derrière la Terre, elle s’en va dans la ville et la traverse, elle glisse vers le bord de la mer, elle y descend, la voici sur la grève, elle est là comme une virgule noire pétrifiée par la splendeur des orgues marines et puis elle repart, sa trace qu’effacent les vagues divague, et je ne peux rien pour elle qu’un concert de mouettes entoure et couronne de chants et de plaintes, et consume et fait tomber en poussière dans le sable immense.
(Portrait de jeune femme au café)