
Les évincés
Singulier et inclassable, Les évincés est le récit romancé d’un homme de lettres qui observe et décrit le monde asilaire auquel il appartient sous la contrainte, à une époque charnière pour la psychiatrie et qui voit naître les premières manifestations de ce qu’on appellera l’art brut.
En 1905, Marc Christin, chroniqueur pour divers journaux en Suisse romande et à Paris, faussaire récidiviste, fréquent résident – par condamnation pénale – de l’asile de Cery à Lausanne, publie sous le pseudonyme de Francis Lemuel une autofiction sur son expérience en milieu asilaire : Les évincés.
Ce récit passionnant est également le résultat d’une approche alors nouvelle en psychiatrie : laisser s’exprimer les personnes internées pour mieux les comprendre, et mieux les traiter. L’art brut émerge peu à peu, et n’a pas encore de nom. Mais la rédaction des Évincés s’inscrit dans un contexte plus large encore : celui du combat pour une réforme des pratiques pénales, qui tiendrait compte de l’état psychique des accusés.
Littérature, psychiatrie, justice pénale, art brut… Marco Cicchini, docteur en histoire moderne à l’université de Genève, revient sur cette époque charnière qui a vu naître Les évincés, et sur le parcours rocambolesque de son auteur. Publié en 2022 dans la revue Criminocorpus, l’étude qu’il a consacrée aux Évincés vient donner ici tout son relief aux « pages vécues » de Marc Christin.
Auteur : Francis Lemuel
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 22 mars 2024
Longueur : 324 pages
ISBN 9782940749614
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749621
Epub: ISBN 9782940749638
En attendant Nadeau – Philippe Artières, 8 octobre 2024
(…) Le plus troublant dans cette drôle d’histoire est qu’aujourd’hui, pour les historien.ne.s de la psychiatrie, ce texte est une formidable source pour comprendre la réalité asilaire : une archive plus vraie que nature.
Ce matin-là — un matin superbe de septembre, ensoleillé, presque joyeux —, vers dix heures et demie, le Dr Adolphe Grégeois, médecin-directeur de l’asile d’aliénés de Trênes, sortait de la salle d’autopsie, suivi de son état-major d’assistants et d’internes. Le docteur paraissait absolument satisfait ; il souriait, tout en fumant un excellent cigare, et son sourire était, comme toujours, nuancé d’un brin de moquerie. Parfois, entre deux bouffées, il sifflotait médiocrement quelques mesures d’un rigaudon quelconque. Le premier assistant, le Dr Lhomme, dit très bas à l’interne :
« Le maître est de bonne humeur.
— On le croirait presque. »
En somme, il pouvait l’être. Un médecin aliéniste n’a pas tous les jours l’occasion d’autopsier un homme illustre, décédé en son établissement, et d’ajouter ainsi, a une collection déjà volumineuse de coupes microscopiques, celles d’un intéressant cerveau.
Or, c’était le cas. La veille au soir, l’avocat Gerbeau, une célébrité presque européenne, un maître du barreau parisien, auteur d’ouvrages couronnés par l’Académie française et collaborateur longtemps assidu des grandes revues de jurisprudence, était mort après quelques années de séjour et de dégénérescence intellectuelle et physique, progressive, ininterrompue.
Et Grégeois pensait à l’ironie des choses, à l’antithèse cruelle de la vie. Ce Gerbeau, au cours d’une jeunesse un peu fêtarde, avait été atteint d’une avarie qui, superficiellement guérissable, laisse dans l’organisme des germes morbides indestructibles. Trop intelligent et trop averti pour ne pas comprendre le danger à venir — n’avait-il point connu Maupassant et bien d’autres ? —, l’avocat s’était soumis à toutes les exigences d’un régime méticuleux et sévère, ordonné par un spécialiste. Il voulait écarter les conséquences possibles, probables même, de son cas, en éliminant les causes aggravantes et les excès ; mais, malgré ce soin zélé, l’heure mauvaise était venue et l’avait terrassé. La science assurément ne saurait tout prévoir. Cependant, on eut pu imaginer qu’un tel homme, si renseigné, aurait évité la crise finale. Non. Aussi faible que les autres, que les ignares, que les inconscients même.
Cette conclusion mit, au sourire du docteur Grégeois, un peu d’amertume. Il tira de son cigare une bouffée plus puissante, regarda sa montre, puis, se tournant vers les médecins :
« Onze heures moins un quart, fit-il. Nous pourrions faire une tournée en divisions ? »
L’état-major s’inclina. Tous étaient satisfaits. Ces tournées en divisions de malades constituaient d’excellentes leçons. Grégeois, doué d’une sureté de coup d’œil étonnante, se plaisait à établir des diagnostics de psychiatrie après un court examen du malade, et il avait une certaine façon d’interroger, de faire parler, de confesser presque le sujet, qui émerveillait le personnel. Ses erreurs étaient rares, et les médecins assistants apprenaient souvent davantage en une de ces « tournées » qu’en deux heures de clinique.
Après avoir traversé la longue cour, le Centre, qui sépare l’aile où sont logées les malades femmes de celle où habitent les hommes, ils entrèrent dans le corps d’administration ; le directeur prit à gauche et ouvrit, à l’aide d’un passe, une haute porte peinte en blanc, pour pénétrer dans un couloir au parquet ciré le long duquel s’alignent les chambres des pensionnaires de première classe, privilégiés de la fortune. Des infirmiers en tabliers blancs s’avancèrent. Un seul malade, petit, vieillot, mélancolique, se promenait, les mains dans les poches de son veston. Il se retourna :
« Ah ! fit-il, voici les notaires ! Il n’y a que des notaires, ici. Avez-vous une vente ? »
Grégeois sourit et lui tendit la main.
« Vous allez bien, monsieur Lanz ?
— Oui, oui, pas tant… je ne sais pas… Il y a une vacation ? »
Les médecins passèrent sans répondre.
Ancien marchand d’immeubles, ce bonhomme, très riche, atteint de paralysie générale, ne voyait que notaires et ne rêvait que contrats.
« Nous montons directement à l’Observation, fit le directeur en ouvrant une seconde porte au fond du couloir ; il y a deux “entrées”, n’est-ce pas, monsieur Lhomme ? »
Le médecin assistant confirma :
« Deux entrées, oui, monsieur le directeur : une hier matin, une autre hier soir. »
Le temps est passé des médecins en longue redingote noire et cravatés de blanc ; ce fut leur dernier « uniforme » succédant à l’habit bleu barbeau à boutons d’or. Aujourd’hui, c’est le complet clair et le chapeau melon, voire le feutre mou ; ou bien le costume du cycliste, ou encore l’allure quelque peu désinvolte de l’homme de lettres ou de l’artiste en espoir de notoriété ou de gloire. Tout se simplifie et se démocratise, quant à l’habit, du moins.
Or, le Dr Grégeois était toujours fort élégant, vêtu de chez le bon faiseur, mais sans aucune exagération d’un gout douteux. Taille moyenne, d’apparence robuste, il accusait cinquante ans à peine. Une calvitie naissante indiquait seule le poids des années. La mâchoire proéminente disait une volonté arrêtée, plutôt même un brin d’entêtement ; les yeux, railleurs et scrutateurs à la fois, semblaient, par leur indéchiffrable expression, s’opposer à toute analyse psychique ; leur regard rieur déconcertait, déroutait. Mais cette gaîté presque permanente paraissait souvent très superficielle, et d’aucuns se demandaient — les amis, les collègues, les relations mondaines — si cette ironie et cet esprit parfois caustique, n’étaient point des armes prêtes contre la contagion possible des affections mentales. Qui se plaît à vivre avec les fous n’est pas absolument sain d’esprit, prétendent certains psychiatres. Et cette attitude joyeuse, défensive, donnait au docteur quelque chose d’indéfinissable, d’inquiétant. La déformation professionnelle ne l’avait pas encore saisi dans ses griffes inévitables ; il lui résistait, il ne voulait pas voir en tout sujet un malade et en tout malade un aliéné. Et cette résistance, d’ailleurs, ne l’abusait guère, sachant que tôt ou tard lui aussi se « cristalliserait » et n’aurait plus dans ses observations mentales qu’un critère : la psychopathie de l’individu admise a priori. Déjà, la grande habitude des recherches et des anamnèses, l’accoutumance des interrogatoires et des paperasses administratives, lui donnaient une certaine allure judiciaire, la mentalité d’un juge d’instruction. Parfois même, un profane eut pu se demander si l’homme qui lui parlait était docteur en droit ou docteur en médecine, et s’il ne prenait pas autant de plaisir à diriger une enquête, criminelle ou autre, qu’à étudier les coupes d’un cerveau mal en point.