
Les hommes jaunes
Préface : Rothenbühler Daniel
Traduction : Capèle Jean-Claude
Deux auteurs de science-fiction se lancent dans le roman qui changera peut-être l’humanité et se font rattraper par leur imagination.
Les frontières se brouillent, la logique disparaît face à l’absurde et la réalité devient un concept joyeusement vague dans ce récit qui questionne notre perception du monde.
Deux écrivains de science-fiction arrivent à Bâle avec pour seul bagage une caisse remplie de manuscrits et un seul but : composer une œuvre qui changera le futur de l’humanité. Peu à peu, leur quotidien tranquille est bousculé par d’étranges événements, les extraterrestres débarquent, on repart à la chasse au sanglier, l’amour surgit et apparaissent aussi ces hommes jaunes, qui n’en finissent pas d’être dérangeants…
L’absurdité enfle et la logique s’estompe au fil de ce récit joyeusement inquiétant qui explore la mince frontière entre folie et imagination et qui nous met face, également, à l’absurdité des comportements humains face aux dégâts de l’industrialisation avancée.
Publié en 1976 par Diogenes Verlag (Zurich, Suisse), traduit en français en 1995 aux Éditions Fayard, puis en format poche en 2005 aux Éditions 10-18, Les hommes jaunes, intemporel, est accompagné dans cette nouvelle édition d’une préface inédite de Daniel Rothenbühler, critique littéraire et chargé de cours à l’Institut littéraire suisse.
Auteur : Urs Widmer
Traducteur: Jean-Claude Capèle
Titre original : Die gelben Männer
Catégorie : littérature germanophone
Date de publication : 28 août 2025
Longueur : 160 pages
ISBN 9782940775446
Il pleuvait quand notre train s’ébranla et quitta la gare de Francfort, il pleuvait à Darmstadt, à Karlsruhe, à Offenbourg, à Fribourg, et quand nous passâmes, de plus en plus lentement, les aiguillages et les croisements du Badischer Bahnhof de Bâle, des flocons de neige grise tourbillonnaient entre les gouttes de pluie au-dessus des voies, des wagons de marchandises et des signaux. Je me trouvais à côté de Karl qui, immobile, regardait la neige, dehors. L’espace d’une seconde, je touchai sa main, puis je plongeai moi aussi mon regard dans les flocons de neige qui tombaient devant de grands immeubles de bureaux, sur des chaussées mouillées où roulaient des autos, phares allumés. Derrière la façade vitrée et illuminée d’un grand immeuble de bureaux, des jeunes femmes avec des écouteurs dans les oreilles tapaient à la machine, assises à de petites tables disposées entre des palmiers d’appartement. Une femme en chemisier blanc introduisit une pièce dans un distributeur de coca-cola. Elle se baissa et le frappa de la main. Ensuite, nous entrâmes sous la voûte sombre de la gare. Le train s’immobilisa. Je regardai Karl et me mis à rire. « Enfin ! » dis-je. Karl sourit. Il tapota du doigt son costume de flanelle gris clair pour en ôter un grain de poussière et vérifia dans le petit miroir du compartiment si sa chemise bleu pâle, sa cravate bordeaux, l’œillet rouge à sa boutonnière et sa casquette lui seyaient bien. Il regarda ses chaussures laquées blanc et noir. Du pouce de la main droite, il contrôla les boutons de sa braguette. Je lui tapai sur l’épaule et descendis du filet à bagages mon sac de voyage en toile verte. Karl saisit sa machine à écrire, la caisse de manuscrits et la valise en peau de porc. J’enfilai mon manteau d’hiver, remontai mon col et dis : « Allons-y. »
Nous descendîmes du train et empruntâmes un long couloir mal éclairé. Devant nous marchaient d’autres voyageurs avec à la main des valises, des sacs et des cabas. Il y avait du vent. Nous attendîmes à la douane, comme les autres voyageurs désireux de se rendre en Suisse. Nous avancions lentement vers le guichet. « Lors de mes deux précédents voyages, j’étais mieux équipé », dis-je à Karl qui regardait vers l’avant en tendant le cou au-dessus de la tête des voyageurs. « La première fois, j’avais des balises de détresse, la deuxième, j’avais même un ballon. Mais en contrepartie, cette fois, nous sommes deux. » Karl me regarda et hocha la tête. Je sortis mon passeport de la poche intérieure de mon manteau. Il était rouge, et ses coins étaient effilochés. « Voilà dix ans que je vivais à Francfort », dis-je en ricanant. Je tendis mon passeport au douanier qui portait un uniforme bleu. Je souris. Le regard du douanier se porta sur moi, puis sur la photo, puis à nouveau sur moi. Il dit quelque chose que je ne compris pas. « Voulez-vous que je baisse mon col ? » demandai-je. Le douanier fit non de la tête et me rendit mon passeport. Je longeai une rampe assez basse. Un autre douanier, vêtu lui d’un uniforme vert, me regarda et dit : « Avez-vous quelque chose à déclarer ?
— Non », répondis-je.
Le douanier regarda mon sac de voyage. « Dans quel but avez-vous emporté ce sac ? me demanda-t-il.
— Bagages », répondis-je.
Le douanier hocha la tête. Il fit un geste de la main et se tourna vers Karl. Je pris mon sac de voyage et pendant que je me dirigeais vers la sortie, je vis le douanier déficeler la caisse qui contenait les manuscrits de Karl. Il la fouilla, soulevant des papiers et les laissant retomber. Karl le regardait faire sans bouger. Sa moustache frémissait. Le douanier hocha la tête, se détourna et se moucha dans un grand mouchoir rouge. Karl reficela la caisse, avec des gestes saccadés. Il releva le col de son veston, saisit la caisse, la machine à écrire et la valise en peau de porc et se dirigea vers moi, le visage pétrifié. Il clignait des yeux. Nous nous trouvions tous deux sous la colonnade, à la sortie de la gare, et observions la tourmente de neige, dehors. J’avais froid. Des taxis traversaient ce brouillard neigeux en faisant marcher leurs essuie-glace. Un tramway peint en vert s’engagea dans un virage et disparut derrière une haute haie d’arbres. « Autrefois, je connaissais par cœur les différents types de tramway, marmonnai-je. J’ai longtemps vécu ici. Je suis d’ici. Mais je ne me souviens pas de cette place.
— Il nous reste exactement soixante-cinq marks, dit Karl.
— Avec ça, nous tiendrons un an, ici, répondis-je. Une bière coûte trente centimes. Et au Japon, il y a maintenant des gens qui vivent exclusivement de mercure et de soufre qu’ils extraient de la nappe phréatique à l’aide de filtres Melitta. »