
L'habit fait le moine et autres nouvelles
Préface : Rothenbühler Daniel, Haenggli Claude
Traduction : Haenggli Claude
Nietzsche qualifiait les nouvelles de Gottfried Keller de « trésor de la prose allemande ». Frère de Gogol pour son réalisme, du Flaubert de Bouvard et Pécuchet pour sa satire, Gottfried Keller brosse avec malice le portrait d’une société tiraillée entre tradition et modernité.
En 1874, Gottfried Keller ajoute un second tome aux Gens de Seldwyla, recueil de cinq nouvelles paru près de vingt ans auparavant. Admirée par Nietzsche, cette œuvre vive et malicieuse, évocation d’une Suisse attachée à son passé et attirée par la modernité, ne sera pas traduite en français, dans son intégralité, avant 2020 (Les gens de Seldwyla, Éditions Zoé).
Les nouvelles ici réunies, « L’habit fait le moine », « Les lettres d’amour détournées » et « L’artisan de son bonheur », issues du second tome des Gens de Seldwyla, abordent un thème universel : les relations entre les hommes et les femmes. Et elles illustrent à merveille les caractéristiques de l’œuvre intemporelle de Gottfried Keller, entre ironie et tendresse, réalisme et parodie.
Publiées dans une traduction inédite de Claude Haenggli, ces trois nouvelles sont accompagnées d’une note du traducteur et d’une postface de Daniel Rothenbühler, critique littéraire et enseignant.
Auteur : Gottfried Keller
Titre original : Kleider machen Leute / Der Schmied seines Glückes / Die miβbrauchten Liebesbriefe
Catégorie : littérature germanophone
Date de publication : 20 octobre 2023
Longueur : 180 pages
ISBN 9782940749256
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749263
Epub : ISBN 9782940749270
Le Regard libre – Quentin Perissinotto, 16 février 2023
Filouteries en Helvétie
(…) Et si l’on entre dans ces textes en redoutant un ton vieillot et une prose démodée, on est rassuré dès les premières phrases : les mots claquent derrière les dents, la voix de Gottfried Keller est cinglante et raille une société déchirée entre tradition et modernité. Une véritable comédie de mœurs où l’on épie entre les feuillages de son jardin les vices de son prochain. Délicieux d’ironie, exquis de dérision, mais dépourvu de cynisme moralisateur. Diable que ces querelles en pays helvétique sont revigorantes!
John Kabys, un brave homme allant sur sa quarantaine, disait à tout propos que chacun avait l’obligation, le devoir moral et la possibilité d’être l’artisan de son propre bonheur, et cela sans avoir besoin de faire beaucoup de bruit ni d’efforts.
« C’est tranquillement, en quelques coups de maître, que l’homme de qualité forge son bonheur ! » répétait-il souvent. Par là, il entendait non seulement l’obtention de ce qui est nécessaire, mais surtout celle de tout ce qu’il y a de désirable et de superflu.
Lui-même avait déjà réalisé un premier coup de maître en sa tendre jeunesse, quand pour se préparer à d’heureux événements extraordinaires, il échangea son prénom, Hans, contre celui de John, afin de se distinguer ainsi de tous les autres Hans, et de s’auréoler de la respectabilité commerciale des Anglo-Saxons.
Là-dessus, il resta coi durant quelques années, n’étudiant pas grand-chose ni ne travaillant beaucoup, mais évitant les excès et attendant sagement la suite des événements.
Lorsqu’il constata que la chance tardait à mordre à l’hameçon, il réalisa un deuxième coup de maître et transforma en y le i de son nom de famille, qui était Kabis. Ainsi ce nom, qui voulait dire « chou » dans le dialecte local, devenait plus noble et exotique, permettant à John, maintenant Kabys, de se préparer au bonheur avec encore plus de bien-fondé, ainsi qu’il se l’imaginait.
Plusieurs années s’écoulèrent pourtant sans que ce fameux bonheur daignât se présenter ; Kabys, maintenant âgé de plus de trente ans, était sur le point d’épuiser son modeste héritage, malgré sa parcimonie et sa prévoyance. Il décida alors de prendre le taureau par les cornes et se dit qu’il lui fallait trouver quelque chose de sérieux. Il avait souvent envié le patronyme ronflant de plusieurs commerçants de Seldwyla, qui avaient ajouté le nom de leur femme au leur. Cet usage, qui était apparu d’un jour à l’autre, on ne sait pourquoi ni comment, s’accordait parfaitement aux gilets en velours rouge de ces messieurs et d’un seul coup, la ville parut résonner de toute part de ces doubles noms pompeux. Ils étaient gravés sur les enseignes des sociétés petites et grandes, sur les portes des maisons, leurs sonnettes et même sur les tasses et les cuillères à café. L’hebdomadaire local débordait de publications et de communiqués ayant pour seul but de mettre en valeur ces doubles noms d’alliance. C’était entre autres l’une des premières joies des nouveaux mariés de faire connaître le plus rapidement possible leur double nom par une annonce.
(in : « L’artisan de son bonheur »)