
L'homme aux herbes
À travers le portrait bouleversant d’un guérisseur renié, Maurice Zermatten explore les tensions entre modernité et traditions, et la fragilité d’un monde où « ce qui est nouveau » fait sa loi.
Depuis des générations, la souffrance et la mort reculent devant les Colas, père et fils. Leur don s’hérite, il vient du fond des âges et d’une connaissance intime de la nature : la santé s’offre dans les fleurs, les feuilles, les tiges et les racines de cette haute vallée des Alpes.
Un jour surgit la route, puis l’automobile, puis le médecin diplômé, et désormais seules comptent ces nouveautés. De guérisseur, Colas est ravalé au rang de charlatan, et à son drame personnel s’ajoute celui de voir s’éteindre des connaissances millénaires.
Publié pour la première fois en 1980 aux Éditions Denoël, puis en 1983 aux Éditions L’Âge d’Homme, L’homme aux herbes est accompagné, dans la présente édition, d’une préface originale de Jacques Berchtold, professeur titulaire à l’université de Genève, directeur de la Fondation Bodmer et écrivain.
Auteur : Maurice Zermatten
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 23 août 2024
Longueur : 156 pages
ISBN 9782940749928
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749935
Epub : ISBN 9782940749942
Echo Magazine – Thibaut Kaeser, 24 octobre 2024
(…) L’homme aux herbes n’est peut-être pas le plus connu de ses titres, mais il a tout pour séduire et, plus encore, ragaillardir notre envie de (re)lire ce chantre d’un Vieux-Pays à la fois éternel et en mutation.
Il ne connaissait pas d’heures plus secrètes que ce frémissement de l’aube, au cœur de l’été. L’aile cendrée d’une huppe palpitait contre la vitre. C’est pour toi, c’est toi qu’on appelle… Il ne voyait rien, devinait tout. L’immobilité nocturne de la chambre ignorait encore la présence de l’oiseau, mais l’oreille fine de Colas percevait les battements de son cœur. Lève-toi, il est temps… L’ordre venait d’un espace marécageux qui s’étendait derrière son front. Il fit un effort pour ouvrir les yeux : ses paupières retombèrent. L’ombre épaisse décourageait le regard. Mais, de nouveau, des plumes effleurèrent la fenêtre. Tu ne vas pas attendre que le soleil soit levé pour te mettre en marche… Et il y a ce gamin. Peut-être est-il mort… La fraîcheur du plancher l’éveilla tout à fait. Il tourna le bouton ; la chambre jaillit.
Chien bâilla, ne se leva pas. — Décidément, nous vieillissons, se dit Colas, dans une demi-conscience. Il ouvrit la fenêtre dont le rectangle clair se projeta, agrandi, sur la grange d’en face. Une brume fine, gris-bleu, striée de faibles rayons pâles, dissolvait le monde familier dont on apercevait néanmoins quelques formes. Toutes présentes, parce que la mémoire les recomposait, les remettait à leur place juste. Là-bas, le clocher barrait la nuit de sa tour sombre ; des cheminées barbouillaient les toits invisibles de leur hérissement noir. Le regard suscitait plus qu’il ne la distinguait vraiment la silhouette du cyprès, entre l’église et l’angle d’un toit. Sous l’arbre, une fragile croix de bois, écaillée par le temps ; les initiales, V.B., n’étaient presque plus lisibles. Mais la tombe de sa femme, Colas ne pouvait la voir que dans son cœur.
Il s’attardait ; oui, le gosse était peut-être mort. C’était bien l’aube : son oreille ne l’avait pas trompé. S’il faut un visage aux mots, l’aube c’était cette ligne blanchissante qui séparait la montagne de la voute encore bleue ou tremblaient les étoiles. Elle suivait le contour tantôt arrondi, tantôt anguleux de l’arête, allait se fondre dans la pâleur d’un glacier qui se prolongeait en brumes indéterminées. La nuit montait vers elle en masses confuses de forêts et de rochers. Toute la vallée, encore ombreuse, aspirait à la lumière.
Une clarté brusque le fit sursauter. Le rectangle et les croisillons d’une fenêtre se dessinèrent sur la façade noire de la maison voisine. Emmanuel se levait tous les jours aux premières lueurs. Il donnait le signal. Les étoiles pâlirent. Des bêtes remuèrent au fond des étables. La fontaine s’étouffa, crachotant entre des silences des notes rauques. Tout près, le coq de Jean Charvet battit des ailes, chanta, déclenchant des fureurs. Quelques minutes encore, Jean-Baptiste entrerait au clocher, se suspendrait à la corde mince des angélus.
Quand l’enfant de Victorine fit entendre le grincement de poulie rouillée qui atterrait sa mère, le médecin quitta la fenêtre. Il avait promis de passer le voir dès la pointe du jour. Il faut aller, Colas !… Tu peux plus rien pour lui. Tu sais bien. Il passera peut-être pas la journée… Il faut aller quand même. Quand tu entres, Victorine se reprend quand même à espérer. Elle attend le miracle. — Bon. J’irai. Mais ce sera la dernière fois. Ce soir, ou demain, il mourra. Et moi, je serai là-haut, à cueillir mes génépis.