
Mémoire des cellules
Préface : Thévoz Michel
Tableau exquisément caustique du monde de l’art, Mémoire des cellules distille par fragments le passé de ses personnages insolites et sonde les territoires de la mémoire et de l’oubli pour mieux rendre compte de leur beauté et de leur fragilité.
Envoyé pour un reportage à la Biennale de Venise, Maximilien observe un public perplexe face à une installation monumentale de deux cent mille litres d’eau croupie. Commence alors son processus de « résistance » à l’art contemporain ; commence aussi, et surtout, un chassé-croisé entre Maximilien et lui-même, au fil d’une mémoire qu’il refuse.
Publié aux éditions L’Âge d’Homme en 2017, Mémoire des cellules, premier roman de Marc Agron, ouvre une trilogie intimiste poursuivie par Carrousel du vent (2018) et Rêver d’Alma (2020), publiés chez le même éditeur.
Mémoire des cellules est accompagné à nouveau, dans la présente édition, d’une préface de Michel Thévoz, écrivain, historien de l’art, philosophe et ancien directeur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne.
Auteur: Marc Agron
Catégorie: littérature romande
Date de publication : 19 janvier 2024
Longueur : 108 pages
ISBN: 9782940749362
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940749379
Epub: ISBN 9782940749386
Sa nature ne le prédestinait en rien à commettre des actes radicaux. Ni même à sortir du contingent des hommes transparents qui passent inaperçus parmi leurs congénères. Dans sa biographie, aucune trace de création ni de destruction, pas la moindre empreinte d’un œuvre grandiose, ni médiocre.
Il ne se signalait par rien qui vaille de l’attention, encore moins de l’admiration. Il avait le sentiment d’être le résultat d’une espièglerie du destin, la conséquence d’une faute commise par de jeunes parents inexpérimentés, croyant que la preuve de l’amour réciproque consistait à concevoir des enfants et qu’après cela, le déluge.
Il ne se rappelait pas très bien son passé.
Il voulait surtout oublier certains épisodes.
Un en particulier…
Sa vie quotidienne consacrée à l’étude de l’art ne l’intéressait que vaguement. Les textes qu’il vendait bon marché aux revues spécialisées lui permettaient tout juste de subvenir à un train de vie modeste.
Il était passionné par le mystère lié à la respiration. Plus précisément les poumons, leur fonctionnement qu’il ne semblait pas comprendre.
Le fait que ce mécanisme fonctionne sans qu’une commande extraordinaire ne soit actionnée à chaque instant et qu’il ne soit lié à aucune source d’énergie le fascinait. Cet enchaînement d’alternances, de désintégrations physiques et d’amalgames chimiques, rendant la vie possible, le troublait. Dans ces moments-là, il s’était soupçonné d’avoir la foi, mais il n’en était rien. Depuis l’adolescence, il avait voulu avancer le plus vite possible vers l’âge adulte. Une fois qu’il s’était imaginé homme, il n’était plus intéressé qu’à vieillir. Il avait voulu fuir, se distancier de l’avidité et des ambitions démesurées de ses semblables. Il comptait beaucoup sur la mémoire, ou plutôt sur sa faiblesse et l’oubli, afin de se délester de certains souvenirs. Il signait ses articles d’un pseudonyme. Ainsi évitait-il les courtisans artistes et galeristes qui le saluaient chaleureusement, alors que s’il ne pouvait consacrer d’articles à leurs expositions, créations ou animations, il n’était rien pour eux.
Il aimait écrire. La seule activité accomplie en solitaire, où la faiblesse n’était pas immédiatement jugée et sanctionnée. Cela lui était agréable. Rendre les textes aux éditeurs de revues, parfois sous son vrai nom, les oublier aussitôt publiés et continuer à regarder par la fenêtre le monde allant à sa perte, en silence. Se poser debout, fixer un point et attendre là durant de longues minutes. Il aimait ça. Il lui arrivait même d’être surpris par des images qui ne venaient pas de la rue, car c’était à travers ses paupières fermées que le film se déroulait, transformant ses journées en de longues représentations cinématographiques. Un résidu d’intelligence flottait à la surface de ses pensées, se transformait en poème, mutant vers l’art plastique, s’inscrivant dans un mouvement, devenant une formule, un genre, un texte.
Par quel décret, se demandait-il, ce que nous voyons les yeux ouverts était-il plus réel que les images qui surgissent et se développent lorsqu’ils sont fermés ? Par le sommeil qui le saisissait, par la fixité qui le transformait en statue humaine, par le silence qui devenait son hôte le plus tenace, là devant sa fenêtre, il réalisait que, même de quelques minutes, une petite sieste lui procurait le même plaisir qu’un acte d’amour. Regarder par la fenêtre. Se pencher pour observer l’errance de ses semblables, la comparer à la sienne. Quand un piéton levait subitement la tête, surpris à l’épier, il était saisi de honte.
Voilà ce à quoi s’était réduite la vie de Maximilien depuis qu’Alma était repartie. Oui, ce n’était pas la première fois. Il vivait seul désormais.
La commande d’article qui lui parvint concernant la Biennale de Venise le surprit. Son dernier papier avait été mal accepté par la rédaction du journal. On lui avait précisé que cette fois, son texte serait revu par le chef de la rubrique, en raison du ton plutôt sévère qu’il avait employé lors de son dernier compte-rendu. C’était un quotidien économique qui l’engageait, tous les autres journalistes étaient occupés par des affaires autrement plus importantes que l’art à Venise.