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Tartarin sur les Alpes

Alphonse Daudet

Préface : Tissot Laurent

Héros mythique de la littérature française, Tartarin de Tarascon s’en va sur l’Alpe, rencontre quelques sommets, quelques guides et quelques assassins et apprend que la Suisse, en réalité, n’existe pas.

Voulant affirmer auprès de ses concitoyens une image héroïque quelque peu mise à mal, Tartarin quitte Tarascon, piolet système Kennedy à la main, pour affronter les rudes parois de la Jungfrau et du Mont-Blanc. Après tout, n’est-il pas le président du Club des Alpines, ces gentilles petites collines de sa région provençale ?

 

Après l’Afrique, c’est dans les Alpes qu’Alphonse Daudet entraîne son héros mythique, burlesque, naïf et hâbleur, pour des aventures qui égratignent au passage les touristes amateurs de sensations fortes – mais en trains et en palaces – qui ont remplacé, à la fin du XIXe siècle, les pionniers de l’exploration alpine.

 

Publié pour la première fois en 1885 aux Éditions Calmann-Lévy, Tartarin sur les Alpes est préfacé ici par Laurent Tissot, professeur émérite de l’université de Neuchâtel, spécialiste notamment de l’histoire des loisirs, du tourisme et de l’industrie en Suisse.

Auteur : Alphonse Daudet
Catégorie : regards d’ailleurs
Date de publication : 19 janvier 2024

Longueur : 180 pages

ISBN 9782940749416

Également en format numérique

PDF : ISBN 9782940749430

Epub: ISBN 9782940749423

Le 10 août 1880, à l’heure fabuleuse de ce coucher de soleil sur les Alpes, si fort vanté par les Guides Joanne et Baedeker, un brouillard jaune hermétique, compliqué d’une tourmente de neige en blanches spirales, enveloppait la cime du Rigi (Regina montium) et cet hôtel gigantesque, extraordinaire à voir dans l’aride paysage des hauteurs, ce Rigi-Kulm vitré comme un observatoire, massif comme une citadelle, où pose pour un jour et une nuit la foule des touristes adorateurs du soleil.

 

En attendant le second coup du dîner, les passagers de l’immense et fastueux caravansérail, morfondus en haut dans les chambres ou pâmés sur les divans des salons de lecture dans la tiédeur moite des calorifères allumés, regardaient, à défaut des splendeurs promises, tournoyer les petites mouchetures blanches et s’allumer devant le perron les grands lampadaires dont les doubles verres de phares grinçaient au vent.

 

Monter si haut, venir des quatre coins du monde pour voir cela… Ô Baedeker !…

 

Soudain quelque chose émergea du brouillard, s’avançant vers l’hôtel avec un tintement de ferrailles, une exagération de mouvements causée par d’étranges accessoires.

 

À vingt pas, à travers la neige, les touristes désœuvrés, le nez contre les vitres, les misses aux curieuses petites têtes coiffées en garçons, prirent cette apparition pour une vache égarée, puis pour un rétameur chargé de ses ustensiles.

 

À dix pas, l’apparition changea encore et montra l’arbalète à l’épaule, le casque à visière baissée d’un archer du Moyen Âge, encore plus invraisemblable à rencontrer sur ces hauteurs qu’une vache ou qu’un ambulant.

 

Au perron, l’arbalétrier ne fut plus qu’un gros homme, trapu, râblé, qui s’arrêtait pour souffler, secouer la neige de ses jambières en drap jaune comme sa casquette, de son ­passe-montagne tricoté ne laissant guère voir du visage que quelques touffes de barbe grisonnante et d’énormes lunettes vertes, bombées en verres de stéréoscope. Le piolet, l’alpenstock, un sac sur le dos, un paquet de cordes en sautoir, des crampons et crochets de fer à la ceinture d’une blouse anglaise à larges pattes complétaient le harnachement de ce parfait alpiniste.

 

Sur les cimes désolées du Mont-Blanc ou du Finsteraarhorn, cette tenue d’escalade aurait semblé naturelle ; mais au Rigi-Kulm, à deux pas du chemin de fer !

 

L’Alpiniste, il est vrai, venait du côté opposé à la station, et l’état de ses jambières témoignait d’une longue marche dans la neige et la boue.

 

Un moment il regarda l’hôtel et ses dépendances, stupéfait de trouver à deux mille mètres au-dessus de la mer une bâtisse de cette importance, des galeries vitrées, des colonnades, sept étages de fenêtres et le large perron s’étalant entre deux rangées de pots à feu qui donnaient à ce sommet de montagne l’aspect de la place de l’Opéra par un crépuscule d’hiver.

 

Mais si surpris qu’il pût être, les gens de l’hôtel le paraissaient bien davantage, et lorsqu’il pénétra dans l’immense antichambre, une poussée curieuse se fit à l’entrée de toutes les salles : des messieurs armés de queues de billard, d’autres avec des journaux déployés, des dames tenant leur livre ou leur ouvrage, tandis que tout au fond, dans le développement de l’escalier, des têtes se penchaient par-dessus la rampe, entre les chaînes de l’ascenseur.

 

L’homme dit haut, très fort, d’une voix de basse profonde, un « creux du Midi » sonnant comme une paire de cymbales :

« Coquin de bon sort ! En voilà un temps !… »

Et tout de suite il s’arrêta, quitta sa casquette et ses lunettes.

 

Il suffoquait.

 

L’éblouissement des lumières, la chaleur du gaz, des calorifères, en contraste avec le froid noir du dehors, puis cet appareil somptueux, ces hauts plafonds, ces portiers chamarrés avec « regina montium » en lettres d’or sur leurs casquettes d’amiraux, les cravates blanches des maîtres d’hôtel et le bataillon des Suissesses en costumes nationaux accourus sur un coup de timbre, tout cela l’étourdit une seconde, pas plus d’une.

 

Il se sentit regardé et, sur-le-champ, retrouva son aplomb, comme un comédien devant les loges pleines.

 

« Monsieur désire ?… »

C’était le gérant qui l’interrogeait du bout des dents, un gérant très chic, jaquette rayée, favoris soyeux, une tête de couturier pour dames.

 

L’Alpiniste, sans s’émouvoir, demanda une chambre, « une bonne petite chambre, au moins », à l’aise avec ce majestueux gérant comme avec un vieux camarade de collège.

 

Il fut par exemple bien près de se fâcher quand la servante bernoise, qui s’avançait un bougeoir à la main, toute raide dans son plastron d’or et les bouffants de tulle de ses manches, s’informa si monsieur désirait prendre l’ascenseur. La proposition d’un crime à commettre ne l’eût pas indigné davantage.

«Un ascenseur, à lui !… à lui !… » Et son cri, son geste secouèrent toute sa ferraille.

 

Subitement radouci, il dit à la Suissesse d’un ton aimable : « Pedibusse cum jambisse, ma belle chatte… », et il monta derrière elle, son large dos tenant l’escalier, écartant les gens sur son passage, pendant que par tout l’hôtel courait une clameur, un long « Qu’est-ce que c’est que ça ? » chuchoté dans les langues diverses des quatre parties du monde. Puis le second coup du dîner sonna, et nul ne s’occupa plus de l’extraordinaire personnage.

 

Auteur.e

Journaliste, novelliste, dramaturge et poète, inspiré par sa Provence natale, Alphonse Daudet est l’auteur, entre autres, des très célèbres Lettres de mon moulin et des aventures de Tartarin de Tarascon.

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