
Voyages et aventures du docteur Festus
Préface : Kaenel Philippe
Illustration : Töpffer Rodolphe
Considéré comme l’inventeur de la bande dessinée moderne, Rodolphe Töpffer a croqué sept histoires publiées en albums, mais aussi plusieurs romans et récits, dont Voyages et aventures du docteur Festus ; cette histoire paraît en 1840 à la fois en prose et sous forme dessinée.
Dans la tradition des grands satiristes, il aime à observer ses semblables pour mieux faire ressortir leurs défauts et livrer ainsi de véritables critiques sociales, fondées sur l’exploitation des ressources du comique.
« Ce fut par un temps radieux que le docteur Festus mit ses gants de peau de daim pour commencer son grand voyage d’instruction. Le gant de la main gauche péta au moment où le pouce en forçait les parois ; aussitôt le docteur Festus en tira un présage, selon la pratique des anciens dans laquelle il était très versé.
En effet, le docteur Festus savait tout ce qui s’apprend au moyen des livres, qu’il lisait dans vingt-deux langues, à l’instar de Pic de la Mirandole. Il ne lui manquait donc plus, pour mourir parfaitement savant, que d’avoir vu le monde, et c’est ce qui lui porta à entreprendre son grand voyage d’instruction… »
Voyages et aventures du docteur Festus est un récit publié en 1840 ; Töpffer réalise à partir de la même intrigue une « histoire en estampes » (dessinée en 1829), qu’il autographie et publie en 1840 également. Cette édition est accompagnée de quelques illustrations et d’une préface inédite de Philippe Kaenel, professeur d’histoire de l’art à l’université de Lausanne.
Auteur : Rodolphe Töpffer
Catégorie : littérature romande
Date de publication : 22 mars 2023
Longueur : 156 pages
ISBN 9782940733811
Également en format numérique
PDF : ISBN 9782940733828
Epub: ISBN 9782940733835
Le Temps – Julien Burri, 25 mars 2023
(…) En 1840, le Journal de Genève n’appréciera pas du tout ce livre joyeux et pétaradant : « Cette poursuite, cette recherche incessante du lait, fatigue à la longue et flétrit le coeur. » En 2023, force est de constater que le bon docteur Festus n’a, au contraire, rien perdu de son allant ni de son panache.
Le docteur ayant tiré son carnet et taillé son crayon, resta immobile pendant deux heures d’horloge. Il faisait un travail d’esprit, récapitulait tout ce qu’il avait vu ; ce qui le conduisit à réfléchir qu’au fait il n’avait rien vu que le poitrail de son mulet. Sur quoi, désireux pourtant d’avoir vu quelque chose dans un voyage de pure instruction, il prit sa bougie (il était 11 heures), et s’étant rendu auprès de l’hôte qui était assis dans la cuisine, il lui dit : « Indiquez-moi, je vous prie, où sont les curiosités ? »
L’hôte n’avait ni une intelligence supérieure, ni une ouïe très fine, et de plus il sommeillait à moitié lorsque cette question parvint à son entendement, extrêmement altérée, à ce qu’il paraît ; car s’étant levé en sursaut : « Vous montez, dit-il, cet escalier ; après quoi vous tournez sur la gauche, jusqu’au fond du corridor, et vous les avez là devant vous. » Et il se remit à dormir au coin du feu.
Le docteur suivit l’indication prescrite, et arriva auprès d’une petite porte suspecte. Là, des miasmes alcalins, en frappant son odorat, irritèrent sa curiosité ; par malheur, à peine entrouvrait-il la porte qu’un violent courant atmosphérique, tout chargé de particules odorantes, éteignit sa bougie, et le laissa dans une obscurité profonde. Il n’avait eu que le temps d’entrevoir trois illusions circulaires d’inégale grandeur, et ces deux vers charbonnés sur la muraille du fond :
Il n’y a que la canaille
Qui mette son nom sur les murailles.
Le docteur trouva ces deux vers frappants de pensée et d’expression, surtout très neufs ; car lui, qui avait lu soixante-deux mille volumes en vingt-deux langues, ne les avait jamais rencontrés. Il s’occupa aussitôt de les fixer dans sa mémoire, après quoi il songea à retourner dans sa chambre, ce qui était devenu difficile dans l’obscurité où il était plongé. Après y avoir réfléchi, il formula le syllogisme suivant, qui devait inévitablement l’y conduire.
« Je vais au n° 8, mais le n° 8 est ma chambre ; donc, en allant au n° 8, je vais dans ma chambre. » Et il se mit à aller hardiment, jusqu’à ce qu’ayant trébuché, il descendit un étage sur les reins.
La première chose que fit le docteur, arrivé au bas de la pente, fut de remanier son syllogisme, pour voir en quoi il péchait ; car il ne pouvait se dissimuler, d’après les sensations qu’il éprouvait à chaque anneau de sa colonne vertébrale, que son syllogisme renfermait quelque vice interne ou externe. Après l’avoir remanié par parties, il le trouva de nouveau excellent ; toutefois, pour plus de sûreté, il le modifia ainsi :
« Je vais à ma chambre, mais ma chambre est au n° 8 ; donc, en allant à ma chambre, je vais au n° 8. » Et il se remit en marche, avec moins de vigueur pourtant, car il avait l’os pubis influencé.
Après une longue promenade sur un parquet de brique, le docteur s’aperçut au son de ses pas qu’il entrait sur le plancher d’une chambre, et lui et son syllogisme se sourirent mutuellement. Il ne lui restait plus qu’à trouver son lit, et après avoir délibéré s’il le ferait par la voie a priori, ou par la voie de tâtonnement, il se décida pour ce dernier parti, se souvenant dans ce moment que Bacon, dans son Novum Organum, recommande fortement la méthode d’observation.
Du premier coup de sa méthode le docteur renversa un objet qui lui parut au bruit être du genre table ; mais, à une abondante aspersion qui humecta ses jambes et le plancher circonvoisin, il revint de cette opinion, et tomba dans l’incertitude. Toutefois, s’étant baissé, il reconnut un liquide parsemé d’éclats de faïence, ce qui lui fit juger que le corps était d’une nature complexe. Alors, employant la méthode d’exclusion, il se borna à conclure que ce n’était pas son lit et passa outre, les deux bras en avant.
Il arriva ainsi contre les vitres, où ses deux bras se frayèrent un passage. Ce n’était pas son lit. Il revint sur ses pas et donna dans la lampe, qui donna dans la glace, qui donna dans la pendule, qui lui donna sur le nez. Ce n’était pas son lit. Ayant encore rebroussé, il donna dans un paravent, où il demeura engagé jusqu’aux omoplates, en telle façon que ses deux mains erraient dans le vide ultérieur. C’était justement son lit.